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modèle, ton père aurait pas les idées qu’il a ! Est malheureux d’avoir des éfants exécrables comme j’en ai !

Sournois, les garçons la regardaient, tandis qu’elle continuait sa rengaine. C’était pour défendre le plus grand qu’elle venait d’attraper sous l’œil cette monstrueuse prune bleue. Mais ils n’avaient pas pitié d’elle. La frayeur passée, ils cherchaient clandestinement à s’approprier tout ce qu’ils pouvaient du repas insuffisant ; et les signes qu’ils se faisaient, tandis que leur mère continuait ses gémissements, les remplissait d’une envie de rire qui leur faisait mal aux joues.

Ludivine se leva tout à coup.

— Ai plus faim !… dit-elle. J’vas finir mon croûton dehors.

Elle se sentait l’âme comme emprisonnée dans de la glace.

Cette froideur dénaturée pour la misère des siens lui faisait mal. Épouvantablement, elle avait envie de siffloter. Elle se dirigea vers la porte en se dandinant.

— Et c’te-là !… se récria la femme Bucaille avec une recrudescence d’exaltation, c’te-là qui n’pense qu’à couri, à s’n’âge, qu’il y arrivera malheur à queuque jour !

La petite, en haussant les épaules, sortit sans se retourner.


✽ ✽

Elle longeait dans la nuit les maisons du boulevard désert, leurs petits jardins grands comme un mouchoir, qui contiennent tant de choses.

Une lueur venue des vagues, des réverbères, dansait au vent.

Dans les petits jardins, il y a des massifs de poupée entourés de coquillages ; il y a une ancre rouillée accotée au figuier, des avirons dans les branches, une brouette pleine de filets usagés, trois pots à fleurs jetés là. Il y a une vieille poterie vernie posée sur un banc séculaire, devant une porte qui ne s’ouvrira jamais