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— Ça vous r’garde-t-y ? L’cimetière est à tout le monde, j’pense ?

Tout de suite l’ironie du pays :

— À tout l’monde qu’est mort, oui ! Mais t’as pas l’air d’y être encore, p’tite masque !

Ludivine en colère oublie à l’instant où elle est, pourquoi elle est venue. Les bizarres remords qui l’ont amenée ici vont s’aggraver d’un sacrilège. Provoquée, elle ne peut pas ne pas riposter. La voix haute, les poings aux hanches :

— J’voudrais bien y être, morte, tout à l’heure, pour pas voir vot’vieux nez d’coche ; car est un cinéma bien malgracieux !

Le fossoyeur a saisi sa pelle.

— Vas-tu t’en aller d’ici, espèce de…

Tout ce qu’il aligne lui est grassement rendu à l’instant. Rien de plus riche que le vocabulaire du port.

Cette dispute est un scandale. Dans le cimetière, quelques visiteurs perdus entre les tombes ont dressé l’oreille, formalisés.

Prise par le bras, Ludivine est reconduite en vitesse à la porte. Et la voilà qui suit le chemin, cherchant de l’œil des pierres vengeresses.

Je ne sais pas pourquoi je suis venue. Je n’ai que quatorze ans, et mon cerveau n’est pas cultivé. Je n’ai, jusqu’ici, connu que le rythme de l’instinct, lequel ne m’a conduite que vers des fantaisies d’enfant ordurière, férue d’indépendance malfaisante. Pour moi, la vie n’est que misère, propos atroces et coups entre parents, fainéantise en souliers percés, parmi la bande des camarades qui me ressemblent. Tous les spectacles de l’alcoolisme me sont familiers, tous les propos du vice, dans les rues, m’ont instruite avant l’âge de dix ans. Je respire dans le mauvais exemple. Je ne conçois pas la vie autrement que comme une perpétuelle avanie, où le plus fort a toujours raison. Je me prépare à devenir fatalement, comme tant d’autres, une belle petite pourriture, future ivrognesse,