Page:Delatour - Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines.djvu/156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Aussi, pour répondre à ces récriminations d’Adam Smith, nous nous contenterons d’en appeler au reste de son œuvre ; mais nous ne pouvons que regretter qu’il ait ainsi donné lui-même le signal des attaques contre cette organisation nécessaire du travail, dont il avait mis en lumière, d’une façon si saisissante, les heureux effets économiques. Depuis cette époque, en effet, des philosophes, même distingués, sont allés plus avant encore dans cette voie funeste, et Blanqui écrivait plus tard : « Qu’est-ce qu’un homme qui ne sait faire, même parfaitement, que des têtes d’épingles ou des pointes d’aiguilles ? » Cet homme, pouvons-nous répondre à Blanqui, augmente, en fabriquant ses têtes d’épingles la force productive du travail, et par suite la richesse. Or, c’est l’accroissement général de la richesse qui améliore sa condition matérielle, qui lui donne le bien-être et l’aisance auxquels succède d’ordinaire un développement correspondant de la moralité.

Il n’est pas exact d’ailleurs que la division du travail, prise en elle-même, abrutisse l’ouvrier à un plus haut point que la concentration des tâches, et nous n’admettons pas, que celui qui ne fait que des têtes d’épingle soit moins intelligent que celui qui fait l’épingle tout entière. Bien plus, nous dirons que cette séparation des tâches est plutôt un auxiliaire de l’intelligence : cet homme qui fait constamment le même travail n’a plus à penser à ce qu’il fait ; ce n’est pas lui qui est une machine ce sont ses bras seuls ; il peut laisser errer ailleurs son imagination et se livrer à ses réflexions. Si, après cette remarque, on veut comparer cet ouvrier, dont l’esprit est toujours libre, avec un autre dont le travail demande plus d’application, un horloger, par exemple, qui, courbé toute la journée sur son établi, ne peut détourner un instant son attention de sa pièce, chez lequel des deux trouvera-t-on le plus de jugement, le plus de bon sens et l’esprit le plus vif ? La réponse n’est pas douteuse.

Assurément, si on pouvait imaginer un pays où la division du travail n’existerait à aucun degré, où chacun serait forcé de se livrer lui-même aux différentes occupations nécessaires à la satisfaction de ses besoins, à sa subsistance, son vêtement, son logement, où chacun devrait assurer directement sa sécurité, on pourrait peut-être supposer que les hommes effec-