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Page:Delille - Œuvres complètes, Didot, 1840.djvu/18

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lettres, des artistes célèbres, des femmes aimables et l’élite des premiers théâtres de la capitale, qui, tous, s’étoient distribué différents rôles pour amuser l’honorable vieillard, lui rendre hommage, et lui retracer l’une de ces scènes populaires auxquelles il se plaisoit tant autrefois à assister au boulevart du Temple.

Cette scène, que la plume élégante de M. Bouilly a retracée de la manière la plus touchante, produisit sur Delille une si complète illusion, les rôles furent joués avec un ensemble, une gaîté, une précision si parfaite, qu’en reconnoissant son erreur, il doutoit encore qu’il ne fût pas à son cher Cadran Bleu ; mais enfin désabusé par l’aveu même des acteurs, et ne pouvant plus résister aux diverses émotions qui remplissoient son ame, il s’écria, se laissant aller dans les bras de ses amis : « Ah ! comment exprimer ce que j’éprouve ?… Quoi, tant de monde pour amuser un pauvre vieillard !… Ce n’est qu’en France que l’on peut inventer une scène aussi délicieuse ; ce n’est que dans sa patrie que l’on peut recevoir de si touchants hommages… Mes amis, mes confrères, hommes aimables, artistes célèbres qui m’entourez, et vous, femmes charmantes, que je sens près de moi, et que je crois voir encore, puissiez-vous tous partager mon ivresse !… Ah ! quand je ne serai plus, vous aurez le droit de vous dire : Nous avons prolongé la vie du poëte-aveugle ; c’est parmi nous que Delille passa le plus beau jour de sa vie. »

Les heureuses qualités qui avoient attiré à Delille des amis si empressés ne s’altérèrent point dans ses dernières années, et, malgré l’affoiblissement progressif de sa santé, il continua à cultiver les muses. Le poëme de la Conversation, qui parut en 1812, et qui révéla dans l’auteur un nouveau genre de talent, celui de saisir et de peindre les travers de la société avec la justesse et la finesse caustique de La Bruyère, est le dernier ouvrage qu’il ait publié, mais non le dernier auquel il travailla : il s’occupoit d’un poème sur la vieillesse, disant quelquefois à ses amis qu’il n’étoit que trop plein de son sujet, lorsqu’il fut enlevé aux lettres et à l’amitié, le 1er mai 1813, à l’âge de 75 ans.

Les plus grands honneurs furent prodigués à ses restes. Son corps, embaumé et injecté, resta, durant plusieurs jours, exposé sur un lit de parade, dans une des salles du Collège de France. L’Institut en corps, l’Université, et tout ce que la capitale avoit de savants, d’hommes de lettres et d’artistes distingués, assistèrent à ses funérailles. Ses élèves, parmi lesquels se trouvoient des maîtres, portèrent son cercueil et payèrent à sa mémoire, dans plusieurs discours éloquents, le tribut de leur douleur et de leur admiration.

Delille avoit donné, dans l’épître dédicatoire de son poëme de l’Imagination, l’idée du modeste monument où il desiroit que reposât un jour sa dépouille mortelle :

Ma plus chère espérance et ma plus douce envie,
C’est de dormir au bord d’un clair ruisseau,
A l’ombre d’un vieux chêne ou d’un jeune arbrisseau :
Que ce lieu ne soit pas une profane enceinte :
Que la religion y répande l’eau sainte ;
Et que de notre foi le signe glorieux,
Où s’immola pour nous le rédempteur du monde,
M’assure, en sommeillant dans cette nuit profonde,
De mon réveil victorieux.

La veuve du poëte-chrétien a rempli ces pieuses intentions aussi fidèlement que les circonstances locales le permettoient, en lui faisant élever, au cimetière du P. La Chaise, un mausolée où se trouve pour toute inscription : Jacques Delille. Ces mots sont à eux seuls un grand éloge ; car, en même temps qu’ils nous rappellent le souvenir d’une perte immense pour les lettres, ils retracent à notre pensée cette longue suite de travaux qui n’a fatigué que l’envie, et qui portera le nom de Jacques Delille à la postérité.

Aucun poëte, en effet, ni dans l’antiquité, ni parmi les modernes, n’a laissé un plus grand nombre de vers et de beaux vers. S’il a souvent négligé l’invention et la régularité dans la conception et l’ensemble de ses poèmes, aucun écrivain n’a montré plus d’esprit et de goût, un sentiment plus exquis des mystères de notre versification, une connoissance plus approfondie des ressources de notre style poétique : personne n’a possédé à un plus haut degré l’art d’ennoblir les mots par leur emploi, de donner à ses idées un coloris plus brillant, à la langue une harmonie plus soutenue, et personne enfin n’a su répandre plus d’intérêt, de grace et de richesses dans les détails.