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AU CANADA ET CHEZ LES PEAUX-ROUGES

camper en plein milieu de la voie, d’où la locomotive ne parvient à les chasser qu’en faisant entendre des coups de sifflet précipités et en lançant des jets de vapeur. Malgré tous ces avertissements, malgré un fort chasse-pierre, qui porte le nom caractéristique de cowcatcher (attrape-vache), il arrive parfois qu’un de ces animaux se laisse écraser et, malgré l’éperon protecteur de la machine, se trouve engagé sous la locomotive. Il faut alors le sortir de là à la force du poignet, et les passagers qui, poussés par la curiosité, sont venus voir « ce qu’il y a » assistent à un spectacle qui n’a rien d’attrayant.

Les terres cultivées sont extrêmement rares. Quant aux habitations, on n’en voit pas une seule dans le voisinage de la voie, qui traverse sur un assez long parcours un terrain sablonneux ou recouvert de dépôts salins. C’est la partie aride du Nord-Ouest, celle qu’on appelle le Désert, et qui s’étend surtout entre la ligne du Pacifique et la frontière des États-Unis. Les gares ne sont que de grandes cabanes en bois, percées d’étroites fenêtres et recouvertes d’un badigeon de couleur chocolat, qu’encadre une large bande blanche. En dehors de ces stations, aussi espacées que possible, à une demi-heure ou trois quarts d’heure l’une de l’autre, c’est la solitude à perte de vue.

Deux choses attirent à chaque instant le regard du voyageur dans cette immense plaine ondulée : les débris de boîtes de conserves et les ossements d’animaux. Les boîtes de conserves sont surtout éparses autour des stations et indiquent dans la perfection le régime nutritif auquel sont souvent soumis, ou pour mieux dire condamnés, ceux que leurs obligations ou leurs fonctions appellent dans le Nord-Ouest. Comme dans ces pays un peu perdus il faut tout utiliser, le métal des boîtes est découpé avec autant de symétrie que le permet l’irrégularité des enveloppes et est employé à couvrir les toitures des baraques ; en cas d’abondance, il sert même de motifs décoratifs assez grotesques.

Les ossements blanchis qui jonchent la plaine sont ceux des bisons ou buffles qui, il y a une dizaine d’années, régnaient encore en maîtres dans la Prairie et faisaient trembler le sol dans leurs charges rapides. Le buffalo avait été jusque-là l’alter ego de l’Indien et était l’élément le plus indispensable de l’existence, de ce dernier, qui se nourrissait de sa chair, se vêtait de sa robe et fabriquait sa tente avec ses dépouilles. La chasse, alors, était difficile, périlleuse, et tous les guer-