Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/313

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que les hommes avaient, avec ceux d’un autre régiment, pris la décision, une demi-heure après son départ, de « ne pas attaquer ».

À la 29ème division, une solennité particulièrement touchante a été célébrée : la remise d’un drapeau rouge au commandant du régiment d’infanterie de Poti : l’officier avait mis un genou en terre pour le recevoir. Par la bouche de trois orateurs, les soldats de Poti, avec des cris passionnés, jurèrent de « mourir pour la Patrie ». Ce même régiment, dès le premier jour de l’offensive, n’est pas même descendu en tranchée : il a fait demi-tour ignominieusement et s’en est allé à dix verstes du champ de bataille.

Parmi les institutions créées pour relever le moral des soldats, mais qui, en réalité, ont travaillé à leur démoralisation, je citerai le commissariat aux armées et les comités.

Il y a, peut-être, au nombre des commissaires des merles blancs, des gens qui ne s’occupent que de ce qui est de leur compétence et arrivent à être utiles. Mais cette institution crée une deuxième autorité à côté de celle des chefs militaires ; c’est une cause perpétuelle de contestations ; par ses ingérences illicites et criminelles, elle désagrège fatalement l’armée.

Je me vois obligé de tracer le portrait des trois commissaires du front ouest. Le premier est, peut-être, un brave homme, un honnête homme — je ne le connais pas personnellement — mais c’est un utopiste qui ne comprend rien à la vie militaire et, d’autre part, ignore la vie tout simplement. Il a une très haute idée de son autorité. Quand il exige que le chef d’état-major exécute ses ordres, il déclare avoir le droit de révoquer tous les commandants, jusqu’au chef d’armée, y compris… Un jour qu’il expliquait aux troupes l’essence même de son pouvoir, voici comme il l’a défini : « Tous les fronts dépendent du ministre de la guerre, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! Moi, pour le front ouest, je suis le ministre de la guerre. »

Le second — aussi bien renseigné que l’autre sur la vie militaire — est un socialiste-démocrate à la limite entre le menchevisme et le bolchevisme. C’est lui qui avait été rapporteur de la section militaire au congrès panrusse des Soviets. C’est le même qui jugeait insuffisante la débâcle causée par la déclaration des droits et qui voulait pousser plus avant la démocratisation. Il exigeait la faculté de révoquer les officiers, de leur donner des certificats ; il exigeait encore la suppression de la seconde moitié du § 14, qui reconnaît aux chefs le droit de fusiller les lâches et les bandits. Enfin, il demandait la liberté de parole, non seulement aux heures de repos, mais aussi sous les armes.

Le troisième, qui n’est pas russe, nourrit évidemment un grand mépris pour nos soldats. Quand il s’approchait d’un régiment, il avait l’habitude de lui lancer des jurons choisis : jamais les chefs, sous l’ancien régime, n’en avaient proféré de pareils. Mais, chose étrange ! Les guerriers révolutionnaires conscients et libres trouvent ces procédés tout naturels : ils obéissent, ils exécutent tous les