Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/105

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— Non, non !… Votre ami était trop faible pour vous suivre dans votre course aventureuse, et le bon Dieu lui a fait une grande grâce en l’appelant à lui. Mais vous, qui avez la force et l’énergie, vous retournerez dans votre pays, où vous attendent vos parents et vos amis.

— Je n’ose plus l’espérer !

Ne vous laissez pas aller au découragement ! Nous avons examiné et pansé vos blessures ; elles sont sans gravité et avant une heure d’ici vous pourrez vous mettre en route.

— Impossible…

— Pourquoi cela ?

Je suis trop faible ; depuis plusieurs jours j’éprouve les tourments de la faim.

Le cosaque se leva d’un bond.

— Maladroit que je suis ! s’écria-t-il, je ne songeais pas même à vous offrir quelques aliments. Attendez un moment.

Dans un coin de la cuisine, près du four, se trouvait son porte-manteau, vraie corne d’abondance où les cosaques entassent toutes sortes de provisions, quand ils n’y cachent pas le butin fait sur les prisonniers.

Tenez, me dit-il en jetant sur mon lit quelques vêtements et du linge, voilà de quoi vous équiper ; habillez-vous à la hâte, pendant ce temps j’irai aux vivres.

J’essayai de me lever, mais ma faiblesse était trop grande et je m’évanouis de nouveau. Cela ne dura pas longtemps. Mon sauveur, ayant découvert une cruche de bière, m’en versa quelques gouttes sur les lèvres. La boisson bienfaisante me ranima et je me sentis réellement fort lorsque j’en eus pris un grand verre et mangé un morceau de pain avec du caviar.

Le cosaque paraissait aussi joyeux que s’il eût sauvé la vie à son propre frère. Il me conseilla de nouveau de m’habiller à la hâte, me remit un gros paquet de provisions, et, comme je le remerciais avec la plus vive reconnaissance :

— C’est bien ! c’est bien ! dit-il brusquement, nous n’avons pas le temps de parler de ces choses-là… Vous voici en état de vous mettre en route, je vous guiderai jusqu’au chemin qui doit vous conduire en Pologne. Là vous serez sauvé ou à peu près.

Tout en parlant, il avait ouvert la porte ; m’ordonnant de le suivre, il se mit à marcher à grands pas du côté de la forêt. Après avoir dépassé les dernières maisons du village, le cosaque se retourna de mon côté et me dit d’une voix émue :

— Du courage et de l’énergie, car la route est longue, mais songez aussi que la délivrance est au bout. Puis, marchant toujours de son pas régulier, il me parla de mon pays et de ceux qui m’attendaient là-bas. Et il me raconta son histoire. Lui aussi avait beaucoup souffert. Il m’avait déjà grandement surpris en se servant avec une certaine aisance de la langue française, mais il mit le comble à mon étonnement en me parlant ma langue maternelle dans toute sa pureté !

— Rien ne doit nous surprendre ici-bas, dit-il en ralentissant le pas pour me permettre de marcher à son côté… Je suis né à B… Mes parents m’avaient élevé le mieux possible, ils comptaient me laisser un peu de bien et j’étais sur le point d’entrer par le mariage dans une famille très-respectable, lorsque les troupes républicaines envahirent notre pays. Mon père se joignit aux braves paysans qui essayèrent de repousser l’ennemi, et je