Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/106

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combattis à ses côtés. On reconnaîtra un jour ce que nous avons fait pour la patrie. Mon père fut tué, ma fiancée perdit toute sa famille et mourut de chagrin… Malgré cela on voulut me contraindre à servir dans l’armée française ! Je me cachai dans les bois. Un jour, sur le point d’être arrêté, je tuai un gendarme et le traître qui lui servait de guide. Traqué comme une bête fauve, je passai la frontière et pris du service dans l’armée prussienne. Puis, lorsque la Prusse se fit l’alliée de la France, je partis pour la Russie, toujours prêt à venger la mort de ceux que j’ai tant aimés.

Ces dernières paroles m’affligèrent beaucoup ; malgré tous mes malheurs j’étais resté fidèle à la France et à l’empereur. D’un autre côté, je comprenais les souffrances qu’avait endurées mon bienfaiteur avant de passer à l’ennemi, et je n’osais ni l’excuser ni le combattre. Devinant sans doute ma pensée, il se hâta de me dire :

— Ne parlons plus de tout cela… Peut-être l’empereur de Russie et ses alliés aimeront-ils mieux faire la paix avec Napoléon que d’aller le combattre en France. Quoi qu’il en soit, si jamais je retourne au pays, j’espère vous y rencontrer… Voici le moment de la séparation. Mon camarade, un bon garçon au fond, mais peu porté à protéger les Français, pourrait s’impatienter si je tardais plus longtemps. Ensuite, dans une bonne heure notre détachement arrivera au village que nous venons de quitter, et il ne faut pas que je manque à l’appel… Adieu ! et que le ciel vous protège.

Je voulus répondre, mais l’émotion m’étouffait.

— Du courage, reprit le cosaque, et surtout de la prudence. Suivez ce petit sentier, c’est-à-dire, marchez dans la même direction, en vous tenant sous bois. Après dix heures de marche, vous arriverez à une route assez large et un peu plus loin vous verrez un cours d’eau. C’est la frontière de la Pologne. À partir de ce point, les mauvaises rencontres deviendront plus rares et plus faciles à éviter… Adieu !

Je mouillai de larmes de reconnaissance la main que me tendit mon généreux compatriote et, après l’avoir remercié de nouveau avec effusion, je me remis en route.

À peine avais-je fait une dizaine de pas, que le cosaque me rappela.

— Avez-vous de l’argent ? me demanda-t-il.

— Non…

— Cela ne me surprend pas. Cependant vous pourriez en avoir besoin. Heureusement, il m’en reste un peu. Tenez !… Et il me tendit sa bourse.

— Non ! m’écriai-je, ce serait abuser de votre générosité et je me le reprocherais toute ma vie.

— Au contraire, vous me ferez le plus grand plaisir en acceptant… Ne refusez pas, sinon je jette le tout, pour vous prouver que je puis m’en passer. Prenez aussi ce couteau, il vous sera utile.

Plus moyen de refuser ! Une dernière poignée de main et nous voilà en route, chacun de son côté, moi le cœur bien gros et les larmes aux yeux.

Et lui ?

Il souffrait peut-être plus que moi, car il m’avait semblé qu’il faisait des efforts surhumains pour cacher son émotion. On n’oublie pas si facilement le pays où l’on a passé les plus belles années de sa vie !

Au bout de quelques instants je me retournai. Le cosaque marchait toujours la tête baissée, comme un homme qui rêve… ou qui pleure. Je le