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ma petite cousine

va-t-il arriver ? Si j’étais seul, je ne me désolerais pas ; mais mon cœur se brise quand je pense à ma femme et à ma pauvre petite fille.

— Mais aussi, pourquoi ma cousine est-elle venue en Russie ?

— Ah oui, pourquoi ? J’avais huit années de service et je venais de me marier, lorsqu’il m’a fallu retourner au régiment, pour venir dans ce pays de malheur où tout nous fait la guerre, les hommes et les éléments. Thérèse a voulu me suivre. Elle avait entendu dire que les cantinières gagnaient beaucoup d’argent et elle voulait en amasser un peu, pour acheter une petite ferme… Adieu maintenant les beaux rêves !

— Je plains surtout les femmes.

— Et cependant il y en eut beaucoup dans l’armée. J’en pourrais citer qui ont fait preuve d’un courage et d’une énergie indomptables.

— En effet, je me souviens qu’à Mojaïsk une de ces héroïnes secourait les blessés sous le feu de l’ennemi.

— J’ai vu mieux que cela hier. Une cantinière flamande, furieuse de voir tomber autour d’elle tous les hommes de sa compagnie, ramassa un fusil et fit le coup de feu sans se soucier des balles qui pleuvaient autour d’elle. Le soir, je la revis ; elle avait coupé ses cheveux et endossé un uniforme de grenadier. Son mari étant blessé, ce fut elle qui se chargea de la plus grosse part de leurs bagages. J’espère qu’elle reverra son pays et que l’empereur ne l’oubliera pas.[1]

Nous causâmes ainsi jusqu’au matin. Cela me fit beaucoup de bien, car j’oubliais mes propres peines en compatissant à celles des autres.

Aux premières lueurs du jour, nous atteignîmes un petit hameau, ou, pour mieux dire, les débris fumants de quelques maisons abandonnées.

Alors seulement je pus distinguer les traits de ma pauvre cousine. Elle pleura de joie en me tendant ses joues amaigries sur lesquelles je déposai deux gros baisers et me montra son enfant, joli petit bébé que je mangeai de caresses.

— Ne perdons pas de temps, me dit mon cousin ; hâtons-nous de chercher un petit coin pour y préparer notre déjeuner et sécher nos vêtements. Entrons bien vite dans cette grange.

De tous côtés arrivaient des soldats qui s’installaient à la hâte dans les bâtiments que le feu n’avait pas détruits complètement.

Dix minutes après, nous étions assis autour d’un grand feu. Ma cousine fit du chocolat et m’en offrit une tasse. Que c’était bon ! Je n’en avais plus goûté depuis longtemps et n’en boirais pas de si tôt.

Mes bons parents ne voulurent pas me laisser entamer mes petites provisions ; ils étaient plus riches que moi et, si loin du pays, ils s’estimaient heureux de pouvoir me faire un peu de bien.

La grange dans laquelle nous nous étions installés fut bientôt pleine de monde. Les premiers venus s’accroupirent sans cérémonie à nos côtés, autour du feu. Les autres se casèrent le mieux possible, cherchant à prendre leur part de la chaleur bienfaisante de la flamme qui pétillait joyeusement et faisait fumer l’aire de la glaise durcie.

Je buvais mon chocolat à petites gorgées, faisant durer un plaisir qui ne se présenterait plus souvent dans ce pays de misère. Un jeune caporal d’infanterie suivait d’un œil avide tous mes mouvements.

  1. L’empereur l’oublia. La pauvre femme mourut à l’hôpital de Sottegem dans la Flandre-Orientale. Une autre flamande, une toute jeune fille, fut plus heureuse : Napoléon la décora sur le champ de bataille et la nomma lieutenant.