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vie de napoléon Ier

— C’est bon, n’est-ce pas ? dit-il en jetant un regard plein de convoitise sur le breuvage fumant.

— Délicieux, répondis-je. De bon cœur je vous en offrirais une tasse, mais malheureusement…

Ma cousine me fit un signe. Il lui restait quelques gouttes de la bienfaisante boisson ; elle les versa dans mon gobelet que je tendis au jeune homme.

Celui-ci but le café sans perdre une goutte, puis, me rendant le gobelet :

— Merci, lieutenant, me dit-il ; je n’oublierai jamais le bien que vous et cette bonne dame m’avez fait ! Cela me réchauffe et me rend tout gai. Tenez, si je ne craignais pas de perdre ma place, je danserais un rigodon. Il est vrai que je serais maladroit, car ma blessure me fait boiter.

— Comment ! vous êtes blessé ?

— Légèrement… Une balle à travers le mollet. Ce qui me tourmente le plus, c’est que je n’ai pas de linge pour bander ma plaie.

— J’en ai, moi, répondit ma cousine ; venez ici, caporal, je vous arrangerai cela aussi bien que le meilleur chirurgien de l’armée.

Il fallut manœuvrer adroitement pour permettre au blessé de s’approcher de la sœur de charité improvisée sans perdre nous même notre place. Car le froid égoïsme commençait à s’emparer des soldats. On bousculait sans pitié ceux qui étaient trop faibles pour se défendre, on se disputait à coup de poing les meilleures places près du feu.

Heureusement, un grand bruit qui se faisait au dehors nous débarrassa pour quelques instants de nos compagnons trop turbulents. Des maraudeurs venaient d’arriver, chassant devant eux trois vaches et un porc qu’ils avaient capturés. Tout le monde s’élança au dehors, pour réclamer ou prendre de force sa part de butin.

Pendant ce temps, ma cousine lava et pansa la blessure du caporal, enveloppa chaudement sa jambe meurtrie et lui remit un bon paquet de linge et de charpie.

Le pauvre garçon la remerçia avec effusion et demanda comme une grâce de pouvoir voyager en notre compagnie. Nous jurâmes de nous aider mutuellement et surtout de protéger la petite cousine.

On eût dit que la chère enfant me connaissait déjà. Elle me tendait les bras et se montrait heureuse de mes caresses.

— Est-elle baptisée ? demandai-je au père.

— Non, répondit-il ; depuis que nous avons quitté les pays civilisés, nous avons eu rarement l’occasion de voir un prêtre.

— En cas de nécessité, tout le monde peut baptiser…

— Tu as raison, dit ma cousine, c’est une chose que nous ne pouvons remettre dans les circonstances actuelles ; mais qui va se charger de ce soin ?

— Moi, s’écria le caporal ; j’ai été enfant de chœur et je sais comment il faut faire.

— Et moi, ajoutai-je en m’adressant à la mère, m’acceptes-tu pour parrain de cette chère petite ?

— Je le crois bien ! Mais nous n’avons pas de marraine…

— On s’en passera.

Le cousin tortillait sa grosse moustache, tout en regardant attentivement ce qui se passait au dehors. Sans rien nous dire, il se leva brusquement et quitta la grange.

Il revint au bout d’un instant, tenant par la main un gros grenadier qui nous fit le salut militaire.