Page:Desperiers - Cymbalum mundi, Delahays, 1858.djvu/109

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vie. Et incontinent s’estant fait redire ces motz par un clerc qui estoit là, jamais depuis n’oublia Salve, sancta parens, et poursuivit son voyage avec son latin. Croyez qu’il estoit bien aise d’estre né. Et fit tant par ses journees, qu’il arriva à Romme. Et fault noter que de ce temps là il n’estoit pas si malaysé de parler aux papes, comme il est de present. On le fit entrer devers le pape, auquel il ne faillit à faire la reverence, en luy disant bien devotement : Salve, sancta parens. Le pape luy va dire : Ego non sum mater Christi. Le Normand luy respond : De Normania. Le pape le regarde et luy dit : Demonium habes ? — In manica mea, respondit le Normand. Et, en disant cela, il mit la main en sa manche pour tirer ses lettres. Le pape fut un petit surpris, pensant qu’il allast tirer le gobelin[1] de sa manche. Mais quand il veid que c’estoyent lettres, il s’asseura, et luy demanda encores en latin : Quid petis ? Mais mon Normand estoit au bout de sa leçon, qui ne respondit meshuy rien à chose qu’on luy demandast. A la fin, quand quelques uns de sa nation l’eurent ouy parler son cauchois[2], ilz se prindrent à l’arraisonner[3], ausquelz il donna bien tost à congnoistre qu’il avoit apris du latin en son village pour sa provision, et qu’il sçavoit beaucoup de bien, mais qu’il n’entendoit pas la maniere d’en user[4].


NOUVELLE VIII.

Du procureur qui fit venir une jeune garse du village pour s’en servir, et de son clerc qui la luy essaya.


Un procureur en parlement estoit demeuré veuf, n’ayant pas encores passé quarante ans, et avoit tousjours esté assez bon

  1. Esprit familier, démon. « Le mot gobelin, dit La Monnoye, est ici employé fort à propos, étant usité de toute ancienneté en Normandie sous la signification d'esprit follet. Orderic Vital, moine normand du douzième siècle, parlant du démon que S. Taurin, premier évêque d’Évreux, chassa du temple de Diane, et qui ne laissa pas de continuer son séjour dans la même ville, ajoute qu’il y demeuroit encore de son temps et que le peuple le nommoit gobelin : Hunc vulgus gobelinum appellat. »
  2. Langage du pays de Caux.
  3. Interroger.
  4. Voyez ci-après la Nouvelle XX.