Page:Desperiers - Cymbalum mundi, Delahays, 1858.djvu/90

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pren… Arresterez-vous ?… » Triboulet, qui craignoit les coups, car quelques foys son maistre luy en donnoit, vouloit arrester son cheval : mais le cheval se sentoit de ce qu'il portoit, car Triboulet le picquoit à grands coups d'esperon : il luy haussoit la bride, il la luy secouoit. Et le cheval d'aller. « Meschant, vous n'arresterez pas ? disoit son maistre — Par le sang Dieu, disoit Triboulet, car il juroit comme un homme, ce meschant cheval, je le picque tant que je puis, encores ne veult-il pas demeurer ! » Que diriez-vous là ? Sinon que nature ha envie de s'esbatre quand elle se met à faire ces belles pieces d'hommes. Lesquelz seroyent heureux, mais ilz sont trop ignoramment plaisans et ne sçavent pas congnoistre qu'ilz sont heureux, qui est le plus grand malheur du monde. Il y avoit un autre fol, nommé Polite, qui estoit à un abbé de Bourgueil[1]. Un jour, un matin, un soir, je ne sçauroye dire l'heure[2], Monsieur l'abbé avoit une belle garse toute vive couchée auprès de luy, et Polite le vint trouver au lict et mit le bras entre les linceux par les piedz du lit, là où il trouve premierement un pied de creature humaine ; il va demander à l'abbé : « Moine, à qui est ce pied ? — Il est à moy, dit l'Abbé. — Et cestuy-cy ? — Il est encore à moy. » Et ainsi qu'il prenoit ces piedz, il les mettoit à part et les tenoit d'une main, et de l'autre main il en print encore un, en demandant : « Et cestuy-cy, à qui est-il ? — A moy, ce dict l'Abbé. — Ouay, dit Polite ; et cestuy-cy ? — Va, va, tu n'es qu'un fol ! dict l'abbé ; il est aussi à moy. — A tous les diables soit le moine ! dict Polite, il ha quatre piedz comme un cheval. » Et bien, pour cela, encores n'estoit-il fol que de bonne sorte. Mais Triboulet et Caillette estoyent folz à vingt et cinq quarraz, dont les vingt et quatre font le tout[3]. Or ça, les folz ont faict l'entrée. Mais quelz

  1. Ce Polite ou Hippolyte n'a pas laissé d'autres traces dans l'histoire des fous. Au reste, la plaisanterie que Des Periers lui attribue est tirée des Facéties de Poggio, qui la donne à un fou de l'archevêque de Cologne (Sacerdotii virtus). Ce conte, qui a fourni le sujet de la XCIXe des Cent Nouvelles nouvelles (la Métamorphose), est répété dans le chap. XXXIX de l'Apologie pour Hérodote et dans le chap. XXVI du Moyen de parvenir ; Malespini l'a traduit en italien, Ducento Novelle, part. II, nov. XXVII.
  2. Ce passage a été reproduit par Béroalde de Verville, dans le chap. XXVI de son Moyen de parvenir : « Or un jour, une nuit, un soir, un matin, c'est le commencement d'un conte. »
  3. C'est-à-dire extrêmenent fou. Cette définition de la folie de Triboulet est de Rabelais, qui a introduit ce personnage dans le livre III du Pantagruel.