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les opiniâtres

Le soleil se coucha dans un ciel venteux et brumeux. Une solitude pesait sur le plateau désert. Les têtes des arbres qui croissaient sur les pentes, tout autour, ployaient brusquement sous les bourrades des rafales.

— Tu es venue trop tôt, Ysabau.

— Non, Pierre, je veux surtout vivre avec toi quand tu cours des dangers.

Ils étaient enlacés dans l’abandon des choses, dans la menace de la nuit hurlant ses plaintes, à bouche grande ouverte, comme un prisonnier qui subit la torture. Absorbé par ses travaux, ses pensées, sans crainte aucune du risque tant qu’il était demeuré seul, Pierre se souvenait des avertissements et des faits qui auraient dû l’inquiéter. Une menace grave pesait sur la colonie.

— S’ils traversent le fleuve, nous devrons fuir en forêt.

Mais dès le lever du soleil, les Iroquois disparurent en aval. Alors, à neuf heures du soir, l’obscurité venue, Pierre rangea ses mousquets et son épée dans l’embarcation, à portée de sa main. Ils partirent. La marée avait cessé et Pierre pagayait contre le courant.

Ysabau était couchée au fond entre les couvertures de fourrures. Elle éprouvait une crainte vague ; elle découvrait au-dessus d’elle la nuit américaine, pure, étoilée ; la grosse lune jaune restituait au paysage des apparences de planète préhistorique, comme si la terre eût été soudain d’un autre âge, d’un autre monde. Le canot se détachait en noir au milieu de la large plaque de brasillement qui argentait l’eau. Au loin se profilaient les rives de ténèbres, bordure de la forêt. Parfois, un souffle de vent chaud se mêlait aux bouffées fraîches du fleuve. En cercle du côté du nord, des aurores boréales imposaient des vibrations ondulantes à leurs nappes de lumière qui s’appuyaient au firmament bleu pâle.