Page:Dickens - Bleak-House, tome 2.djvu/71

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voulu maintenant changer de conversation ; mais ce n’était plus possible.

«  Mon père attendait le même jugement, poursuivit-elle, mon frère, ma sœur, tous l’ont attendu et je l’espère à mon tour.

— Et ils sont…

— Ou-i, ma chère ; tous morts.

— Ne serait-il pas plus sage, lui dis-je, d’abandonner l’affaire ?

— Oh ! bien plus sage, répondit-elle avec vivacité.

— Et de ne plus assister à l’audience ?

— Assurément, dit-elle encore. Il est si pénible de toujours attendre ce qui n’arrive jamais, si pénible ! Chère Fitz-Jarndyce, voyez comme cela vous use. »

En disant ces mots, elle me montra son bras qui était vraiment d’une maigreur effrayante.

«  Mais, reprit-elle avec mystère, que voulez-vous, c’est plus fort que moi. Chut ! n’en parlons point à notre petite amie, quand elle rentrera dans la chambre ; ça lui ferait peur, et avec raison. C’est un pouvoir irrésistible. Vous ne pouvez point vous y soustraire : il faut que vous reveniez, il faut que vous attendiez toujours, toujours ! »

J’essayai de lui dire que ce n’était pas aussi irrésistible qu’elle le pensait ; elle m’écouta en souriant avec patience.

«  Je sais bien, je sais bien ; vous pensez ainsi, répondit-elle, parce que je divague quelquefois. C’est absurde de divaguer, n’est-ce pas ? d’avoir la tête sens dessus dessous. Mais il y a bien des années que je vais là-bas, et j’ai pu m’en convaincre : c’est l’effet du sceau et de la masse qui sont là sur la table.

— Que pensez-vous qu’ils puissent faire ? lui demandai-je.

— Ils vous attirent, répondit-elle, ils vous attirent malgré vous. Adieu la tranquillité de l’âme, la raison de l’esprit, la chair des membres, la bonté du cœur, jusqu’à la possession de vous-même ; j’ai senti disparaître peu à peu avec le reste le sommeil de mes nuits. Ce sont des démons qui vous éblouissent et vous glacent ! »

Elle me frappa légèrement sur le bras en me faisant un signe de tête affectueux, comme pour me faire comprendre que je n’avais rien à craindre d’elle, malgré les terribles paroles qu’elle venait d’énoncer.

« Avant de les avoir vus, reprit-elle, je brodais au tambour ; ma sœur aussi ; mon père et mon frère étaient architectes. Nous vivions tous ensemble d’une manière tr-rès-respectable. Mon père fut d’abord attiré… lentement… lentement. Il n’eut plus