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Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 1.djvu/100

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Steerforth, mon droit de bourgeoisie à Salem-House. Il me coûta bien des larmes.

Au reste, j’aurais tort de me vanter que ces marques de distinction spéciales fussent réservées pour moi : j’étais loin d’en avoir le privilège. La grande majorité des élèves (surtout les plus jeunes) n’étaient pas moins favorisés, toutes les fois que M. Creakle faisait le tour de la salle d’études. La moitié des enfants pleuraient et se tordaient déjà, dès avant l’entrée à l’étude et je n’ose pas dire combien d’autres élèves se tordaient et pleuraient avant la fin de l’étude ; on m’accuserait d’exagération.

Je ne crois pas que personne au monde puisse aimer sa profession plus que ne le faisait M. Creakle. Le plaisir qu’il éprouvait à détacher un coup de canne aux élèves ressemblait à celui que donne la satisfaction d’un appétit impérieux. Je suis convaincu qu’il était incapable de résister au désir de frapper, surtout de bonnes petites joues bien potelées ; c’était une sorte de fascination qui ne lui laissait pas de repos, jusqu’à ce qu’il eût marqué et tailladé le pauvre enfant pour toute la journée. J’étais très-joufflu dans ce temps-là et j’en sais quelque chose. Quand je pense à cet être-là, maintenant, je sens que j’éprouve contre lui une indignation aussi désintéressée que si j’avais été témoin de tout cela sans être en son pouvoir ; tout mon sang bout dans mes veines, à la pensée de cette brute imbécile, qui n’était pas plus qualifiée pour le genre de confiance importante dont il avait reçu le dépôt, que pour être grand amiral, ou pour commander en chef l’armée de terre de Sa Majesté. Peut-être même, dans l’une ou l’autre de ces fonctions, aurait-il fait infiniment moins de mal !

Et nous, malheureuses petites victimes d’une idole sans pitié, avec quelle servilité nous nous abaissions devant lui ! Quel début dans la vie, quand j’y pense, que d’apprendre à ramper à plat ventre devant un pareil individu !

Je le vois encore assis devant mon pupitre ; j’observe son œil, je l’observe humblement ; lui, il est occupé à rayer un cahier d’arithmétique pour une autre de ses victimes ; cette même règle vient de cingler les doigts du pauvre petit garçon, qui cherche à guérir ses blessures en les enveloppant dans son mouchoir. J’ai beaucoup à faire. Ce n’est pas par paresse que j’observe l’œil de M. Creakle, mais parce que je ne peux m’en empêcher ; j’ai un désir invincible de savoir ce qu’il va faire tout à l’heure, si ce sera mon tour, ou celui d’un autre, d’être