Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/157

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pour Florence suivaient presque toujours les dialogues auxquels Edith prenait part, ne fût-ce que pour dire un mot. Florence, certainement, n’avait jamais eu autant à embrasser de sa vie, et jamais peut-être elle n’avait été aussi utile sans s’en douter.

M. Dombey était loin de se plaindre intérieurement des manières de sa belle fiancée. Il avait de bonnes raisons pour sympathiser avec cette fierté et cette froideur : c’étaient des sentiments qui lui étaient familiers. Il lui était agréable de penser que ce caractère d’Edith ressemblait au sien et promettait un accord parfait. Il aimait à se représenter cette femme fière et majestueuse faisant les honneurs de chez lui et glaçant ses hôtes tout à fait comme lui. La dignité de la maison Dombey et fils était en bonnes mains.

Telles étaient les réflexions de M. Dombey, qui, laissé seul à table après le dîner, pensait à sa fortune passée et rêvait à sa fortune future. Il se sentait dans son élément. Le froid triste et sombre de cette chambre ne lui déplaisait pas. Le fond en était d’un brun foncé ; de noires armoiries couvraient les murs ; vingt-quatre chaises noires, chacune avec autant de clous dorés, ressemblaient à des cercueils qui n’attendaient plus que les croque-morts pour les emporter ; peut-être étaient-ils déjà derrière la porte, au bout du tapis de Turquie ; plus loin, deux nègres étiques soutenaient les bras décharnés d’un candélabre, sur le buffet, d’où s’exhalait une odeur de renfermé, comme si les cendres de dix mille dîners étaient enfouies dans ce sarcophage. Le propriétaire de la maison vivait beaucoup à l’étranger ; l’air de l’Angleterre ne pouvait convenir longtemps à un membre de la famille des Feenix. Aussi, insensiblement, la chambre, prenant un aspect de plus en plus lugubre, avait fini par porter le deuil de son patron, si bien qu’il n’y manquait plus qu’un cadavre pour compléter l’illusion.

M. Dombey était là tout exprès pour le représenter, sinon par son attitude, au moins par sa roideur. Les yeux baissés sur la table d’acajou, il voyait se refléter, comme dans les profondeurs d’une mer immobile, les corbeilles de fruits, les carafes : on eût dit que les objets de ses pensées montaient à la surface un à un pour plonger et disparaître ensuite. Il voyait d’abord Edith dans toute sa majesté ; puis, tout près d’elle, Florence, le regardant d’un air aussi embarrassé qu’au moment où elle avait quitté la chambre : les yeux d’Edith étaient fixés sur elle, et sa main s’avançait comme pour la protéger.