Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/124

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d’après les apparences, on ne pouvait pas le soupçonner d’avoir été surpris cherchant à soustraire le foulard de M. Meagles. Il n’avait pas non plus l’air querelleur ni emporté. Son extérieur annonçait, au contraire, un homme calme, simple et sans prétention ; il ne cherchait pas à s’échapper ; il semblait bien un peu découragé, mais il ne témoignait ni honte ni repentir. Si c’était là un criminel, il fallait que ce fût un hypocrite incorrigible ; mais s’il n’avait commis aucun délit, M. Meagles lui aurait-il sauté au collet en sortant du ministère des Circonlocutions ? Arthur reconnut bien vite que si cet homme était pour lui une énigme, il n’embarrassait pas moins M. Meagles ; car leur conversation, durant le court trajet du ministère au parc, fut fort décousue. Le regard de M. Meagles se dirigeait constamment vers l’inconnu, même lorsqu’ils causaient de toute autre chose.

Enfin, quand ils furent arrivés sous les arbres, M. Meagles s’arrêta brusquement et dit :

« Monsieur Clennam, faites-moi le plaisir de regarder cet homme : il s’appelle Doyce, Daniel Doyce. Vous ne devineriez jamais que cet homme est un insigne gredin, n’est-ce pas ?

— Non, certainement. »

La question était embarrassante, faite en présence de celui dont il s’agissait.

« Non, vous ne vous en seriez pas douté ; je le sais bien. Vous ne devineriez pas que c’est un grand criminel ?

— Non.

— Non ? Eh bien ! vous avez tort : cet homme est un grand criminel. Quel crime croyez-vous qu’il ait commis ? Est-ce un assassin, un homicide par imprudence, un incendiaire, un faussaire, un escroc, un voleur avec effraction, un voleur de grands chemins, un filou, un conspirateur, un concussionnaire ?

— Je crois, répliqua Arthur Clennam, remarquant un faible sourire sur le visage de Daniel Doyce, qu’il n’est rien de tout cela.

— Et vous avez raison, dit Meagles ; mais il est habile, et il a voulu que son habileté profitât à son pays. Il n’en a pas fallu davantage pour faire de lui un grand criminel. »

Arthur regarda celui dont on parlait, lequel se contenta de hocher la tête.

« Ce Doyce que voilà, continua M. Meagles, est mécanicien-forgeron et ingénieur. Il ne fait pas énormément d’affaires, mais il est d’une habileté bien connue. Il y a une douzaine d’années, il perfectionna une invention par un procédé secret très curieux qui est d’une grande importance pour son pays et pour ses semblables. Je ne vous dirai pas combien d’argent cette invention lui a coûté, ni combien d’années il y a perdues, mais voilà bien douze ans qu’il l’a enfin perfectionnée. C’est bien douze ans, hein ? demanda M. Meagles en s’adressent à Doyce. Il n’y a pas au monde d’être plus agaçant que celui-là, il ne se plaint jamais !