Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/211

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Eh ! mais, monsieur, répliqua Mollusque jeune, il voulait savoir quelque chose, vous savez ? Il a envahi notre ministère — sans lettre d’audience encore — en disant qu’il voulait savoir !… »

La surprise indignée avec laquelle Mollusque jeune fit cette confidence lui ouvrait si démesurément les yeux qu’il aurait pu se faire mal, si l’annonce du dîner n’était pas venue le soulager. M. Meagles, qui avait demandé avec beaucoup de sollicitude des nouvelles de lord Decimus et de lady Des Échasses, pria Mollusque jeune de donner le bras à Mme Meagles. Et lorsque Mollusque jeune s’assit à la droite de Mme Meagles, M. Meagles eut l’air aussi satisfait que si la famille Mollusque tout entière se fût trouvée là dans sa personne.

Tout le charme naturel de la journée précédente était détruit. Les gens qui mangeaient le dîner étaient aussi tièdes, aussi insipides que le dîner lui-même, et tout cela par la faute de ce pauvre imbécile de Mollusque jeune. Peu causeur de sa nature, ce jeune fonctionnaire était en ce moment victime d’une faiblesse particulière qu’il ne fallait attribuer qu’à la présence de Clennam. Il éprouvait une nécessité présente et continuelle de fixer les yeux sur ce gentleman ; son lorgnon en tomba dans sa soupe, dans son verre, dans l’assiette de Mme Meagles, ou resta suspendu sur son épaule comme un cordon de sonnette, et fut plusieurs fois honteusement ramené de ses écarts sur la poitrine du jeune bureaucrate par un des domestiques en habit noir. L’esprit affaibli par les pertes fréquentes de cet instrument d’optique, qui s’opiniâtrait à ne pas tenir dans son œil, et l’intelligence de plus en plus obscurcie, chaque fois qu’il regardait le mystérieux Clennam, il portait par mégarde à son œil les cuillers, les fourchettes et autres matières étrangères dépendantes du service de table. Chaque erreur de ce genre redoublait son embarras, sans qu’il pût venir à bout de s’empêcher de contempler Clennam. Dès que Clennam parlait, cet infortuné Mollusque était évidemment en proie à une vive terreur, et se figurait que le convive allait trouver quelque prétexte astucieux pour déclarer à haute voix « qu’il voulait savoir, vous savez ? »

Il est donc plus que douteux, qu’à l’exception de M. Meagles, aucun des convives passât son temps bien agréablement ; mais, par exemple, M. Meagles appréciait infiniment Mollusque jeune. De même que dans ce conte de fées, où un simple flacon d’eau dorée devient une fontaine d’or dès qu’on le débouche, de même M. Meagles parut croire que ce petit grain de Mollusque donnait à son dîner autant de saveur épicée que l’eût pu faire l’arbre généalogique tout entier. En présence de ce jeune homme, les belles, franches et cordiales qualités de M. Meagles pâlissaient visiblement ; il était moins à l’aise, moins naturel ; il courait après quelque chose qui ne lui appartenait pas, il n’était pas lui-même. Quelle étrange bizarrerie ! croirait-on cela de M. Meagles, et comme il faudrait aller loin pour trouver quelque chose qui y ressemblât !

Enfin l’humide journée du dimanche fit place à une nuit bien