Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/260

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entourage où elle vivait, mais qui la séparait de cet entourage, qu’il fut désappointé, froissé, presque peiné de croire qu’elle pût aimer le jeune John Chivery s’enrhumant dans un bosquet de son invention, ou quelqu’un qui ressemblât à cet amoureux désespéré. D’un autre côté, en y réfléchissant, il se dit qu’amoureuse ou non de ce guichetier futur, elle n’en était pas moins bonne et moins honnête, que ce serait une faiblesse et une faiblesse injuste de faire d’elle une fée domestique à la condition qu’elle se tiendrait isolée des seules gens qu’elle pût connaître. Pourtant, sa jeunesse et sa légèreté mignonne, ses manières timides, le charme de sa voix et de ses yeux, si prompts à exprimer une émotion, les nombreux rapports sous lesquels la petite Dorrit l’avait intéressé par ses qualités personnelles, et l’énorme différence qu’il y avait entre elle et ceux qui l’entouraient ne s’accordaient pas, disons mieux, étaient en parfait désaccord avec l’idée nouvelle de cette mésalliance de sentiments.

Tout pesé, il promit à la digne Mme Chivery, sans attendre davantage, qu’on pouvait compter qu’il ferait toujours son possible pour assurer le bonheur de Mlle Dorrit, et pour favoriser les vœux de la jeune fille, si cela dépendait de lui, une fois qu’il aurait pu s’en assurer. En même temps, il la mit en garde contre les hypothèses et les apparences, lui enjoignit le silence et le mystère les plus profonds, pour ne pas troubler l’âme de Mlle Dorrit : il lui recommanda surtout, en attendant, de gagner la confiance de son fils et de s’éclairer ainsi sur le véritable état de la situation. Mme Chivery répondit que c’était là une précaution inutile, mais qu’elle essayerait. Elle secoua la tête comme si cet entretien ne lui avait pas apporté toute la consolation qu’elle en attendait, mais elle remercia néanmoins M. Clennam de la peine qu’il avait bien voulu prendre. On se sépara bons amis et Arthur s’éloigna.

Comme la foule de gens qui circulait dans la rue bousculait la foule d’idées qui se croisaient dans sa tête, ces deux foules hétérogènes créant chez lui une grande confusion, il évita le pont de Londres et se dirigea vers le pont suspendu, plus tranquille et moins tumultueux. Il y avait à peine fait un pas, lorsqu’il aperçut la petite Dorrit marchant devant lui. Le temps était beau, il y avait une légère brise et sans doute elle venait de sortir pour prendre l’air sur le pont. Il n’y avait pas plus d’une heure qu’Arthur l’avait laissée dans la chambre du Doyen.

C’est un heureux hasard qui favorisait son désir d’observer la physionomie et les manières de la jeune fille sans que personne fût là pour les gêner. Il hâta le pas ; mais avant qu’il l’eût rejointe elle tourna la tête.

« Est-ce que je vous ai fait peur ? demanda-t-il.

— J’ai cru reconnaître le pas, répondit-elle en hésitant.

— Et l’avez-vous reconnu, petite Dorrit ? Vous ne deviez pourtant guère vous attendre à me rencontrer ?

— Je ne m’attendais à rencontrer personne. Mais quand j’ai