Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/309

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prétendre à aucun de ces mérites, et une telle situation morale n’était celle de personne… de personne au monde.

M. Gowan se souciait fort peu qu’elle fût celle de personne ou de quelqu’un. Rien ne troublait la sérénité de ses manières, comme si l’idée que Clennam pouvait se permettre de discuter cette importante question était trop incroyable et trop ridicule pour que l’artiste y songeât un seul instant. Il lui témoignait toujours une affabilité et l’accueillait avec une aisance qui aurait suffi (en supposant que l’associé de Daniel Doyce n’eût pas formé sa grande résolution) pour agir désagréablement sur un esprit qui aurait été dans cette situation… la situation de Personne.

« Je regrette beaucoup que vous ne soyez pas venu hier, dit M. Henry Gowan, lors d’une visite qu’il fit à Clennam le lendemain. Nous avons passé là-bas une journée délicieuse.

— C’est ce que j’ai appris, répliqua Arthur.

— De votre associé ? continua Henry Gowan. Quel cher brave homme !

— J’ai la plus grande estime pour lui.

— Par Jupiter, c’est le plus charmant individu que je connaisse ! si candide, si naïf, ayant foi dans un tas de choses si incroyables ! »

C’était là, dans la conversation de M. Gowan, un des points délicats qui chatouillaient désagréablement l’oreille de Clennam. Il l’écarta en répétant simplement qu’il avait la plus grande estime pour M. Doyce.

« Il est ravissant ! Rien de plus charmant que de le voir à son âge, s’en allant, comme un amoureux de clair de lune, sans avoir rien perdu en route ni rien gagné. Cela vous réchauffe le cœur ! Si peu corrompu par le monde, si simple, une si bonne âme ! Ma parole d’honneur, M. Clennam, on se sent atrocement mondain et corrompu à côté d’un être aussi primitif. Permettez-moi d’ajouter que je ne parle que pour moi, M. Clennam ; car vous, vous êtes aussi un peu candide.

— Merci du compliment, répondit Clennam mal à l’aise ; vous le méritez également, je l’espère ?

— Peuh !… À vrai dire, pas trop. Je ne suis pourtant pas un grand imposteur. Achetez-moi un tableau, et je vous assure, entre nous, qu’il ne vaudra pas l’argent que vous m’en aurez donné. Achetez un tableau à un autre peintre — (à un des célèbres professeurs qui me battent à plates coutures, si vous voulez), — et il y a cent à parier que plus cher vous le payerez, plus il vous trompera. C’est ce qu’ils font tous.

— Tous les peintres ?

— Peintres, écrivains, patriotes, tous ceux enfin qui tiennent boutique sur le marché social. Donnez vingt livres sterling à la plupart des gens que je connais, et vous serez trompé pour votre argent : donnez-en deux mille, vous serez trompé jusqu’à concurrence de votre chiffre ; donnez-en vingt mille, vous serez trompé pour vingt mille livres. Mais quel monde charmant cela fait,