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Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/59

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allaient de la protection à l’oppression et qui ressemblaient tantôt à la pluie bienfaisante d’un arrosoir, tantôt à l’étreinte cruelle d’une presse hydraulique, Mme Clennam témoignait pourtant de l’intérêt à sa jeune protégée. Même, lorsque celle-ci avait répondu au violent coup de sonnette, tandis que la mère repoussait le fils avec un geste bizarre, les yeux de Mme Clennam avaient eu un éclair de regard adouci qui semblait uniquement réservé pour la jeune fille. De même qu’il existe des degrés de dureté dans le plus dur métal, et des nuances de couleur jusque dans le noir, de même, dans l’aigreur des relations de Mme Clennam avec l’humanité en général et avec la petite Dorrit en particulier, il y avait une gradation de teintes diverses.

La petite Dorrit était couturière à la journée, à tant par jour, ou plutôt à si peu par jour. De huit heures à huit heures, elle était à louer. Aussi ponctuelle qu’une horloge, la petite Dorrit arrivait à la minute ; à la minute elle disparaissait de même. Que devenait la petite Dorrit de huit à huit ? C’était là le mystère.

On remarquait chez la petite Dorrit un autre phénomène moral. Outre sa paye, il était stipulé dans le contrat quotidien de l’ouvrière qu’elle serait nourrie. Or, elle montrait une répugnance extraordinaire à dîner en société ; elle ne le faisait jamais, s’il y avait moyen d’échapper à cette nécessité. Elle alléguait toujours qu’elle avait ce petit bout d’ouvrage à commencer ou cet autre petit bout d’ouvrage à terminer avant de pouvoir se mettre à table ; elle inventait une foule de petites combinaisons astucieuses, à ce qu’il paraît, car elle ne réussissait à tromper personne, afin de dîner seule. Lorsqu’elle en était venue à ses fins, heureuse d’emporter son assiette n’importe où, dût-elle se faire une table de ses genoux, d’une boîte, du parquet, ou même, à ce que l’on supposait, se tenir sur la pointe des pieds pour faire son modeste dîner sur une cheminée, et elle était contente tout le soir.

Il n’était pas facile de déchiffrer le visage de la petite Dorrit : elle était si réservée, elle travaillait toujours dans des coins si écartés, et s’enfuyait d’un air si effrayé lorsqu’on la rencontrait dans l’escalier ! Mais ce visage semblait pâle et transparent, avec une grande mobilité d’expression, bien que ses traits n’eussent rien d’admirable, si l’on excepte ses doux yeux d’un brun de noisette. Une tête délicatement penchée, une taille mignonne, une paire de petites mains actives, une toilette râpée (et il fallait que cette toilette fût bien usée pour paraître râpée, soignée comme elle était), telle était la petite Dorrit assise à son ouvrage.

Ce fut grâce à ses propres yeux et grâce à la langue de Mme Jérémie que M. Clennam apprit dans le courant de la journée ces particularités ou plutôt ces généralités sur la petite Dorrit. Si Mme Jérémie eût eu une opinion à elle, cette opinion eût sans doute été défavorable à la petite Dorrit. Mais les deux autres qui sont si malins, auxquels Mme Jérémie faisait sans cesse allusion et dans lesquels sa personnalité se trouvait absorbée, ayant tout