Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/60

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naturellement accepté la petite Dorrit, l’épouse de maître Jérémie n’avait plus qu’à rendre de la même couleur, comme on dit au jeu de whist : tout comme elle aurait fait, si le malin couple avait résolu d’assassiner la petite Dorrit à la nuit tombante, et qu’on lui eût donné l’ordre de tenir la chandelle ; car Mme Affery n’y aurait pas manqué.

Ce fut durant les intervalles de loisir que lui laissèrent le rôtissage de la perdrix destinée à la malade et la confection du pâté de bifteck et du pouding destinés aux autres convives que Mme Jérémie fit à Arthur les communications dont nous avons fait notre profit ; ne manquant jamais, à la suite de chaque confidence, d’entr’ouvrir la porte pour y passer sa tête soupçonneuse et d’enjoindre à Arthur de résister aux deux finauds. Le désir qu’éprouvait Mme Jérémie de voir le fils unique de la maison se mesurer contre ces deux malins personnages était devenu une véritable monomanie.

Dans le courant de la journée, Arthur eut aussi le loisir de parcourir la maison. Il la trouva morne et sombre. Ces squelettes de chambres, désertes depuis tant d’années, semblaient tombées dans une léthargie dont rien ne pouvait plus les tirer. Le mobilier, à la fois incomplet et incommode, semblait être venu là dans ces chambres pour s’y cacher plutôt que pour les meubler ; toute trace de couleur avait disparu de la maison ; celles qui avaient pu y exister autrefois avaient depuis longtemps enfourché des rayons de soleil égarés, peut-être pour aller se faire absorber par une fleur, un papillon, une plume d’oiseau, une pierre précieuse, que sais-je ? Il n’existait pas un seul parquet qui fût d’aplomb, depuis les fondations jusqu’aux combles ; les plafonds étaient cachés sous des nuages de fumée et de poussière si fantastiques qu’une vieille devineresse eût pu y lire plus couramment la bonne aventure que dans les feuilles restées au fond de sa tasse de thé. Dans ces foyers aussi glacés que la mort, rien n’annonçait qu’un feu les eût jamais réchauffés, qui s’élevaient en petits tourbillons bruns dans la chambre, dès qu’on ouvrait une porte. Dans une salle qui avait été un salon, on voyait encore une paire de maigres miroirs avec de funèbres processions de bonshommes noirs qui marchaient tout autour des cadres en soutenant des guirlandes en deuil ; encore ces bonshommes eux-mêmes n’avaient plus, pour la plupart, ni jambes ni têtes ; un petit Cupidon à mine de croque-mort avait jugé à propos de tourner sur son axe et de rester les pieds en l’air et la tête en bas ; un de ses collègues moins heureux était tombé par terre. La salle qui avait servi de cabinet de travail au défunt père d’Arthur Clennam (tel que celui-ci se rappelait l’avoir vu dans son enfance) était si peu changée qu’on pouvait se figurer que le négociant, devenu invisible, la gardait comme sa veuve visible gardait cette autre chambre à l’étage supérieur, tandis que Jérémie Flintwinch continuait d’aller en négociateur d’un époux à l’autre. Le portrait noir et sombre de M. Clennam père, accroché au mur où il conservait un silence inquiet, les yeux ardemment fixés sur son fils comme au