Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/82

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d’un air flâneur, les mains dans les poches, et fit remarquer, comme en passant, à sa sœur qu’il ne retournerait plus à son bureau.

« N’y plus retourner ? dit la pauvre enfant, qui, au milieu de ses inquiétudes, ne manquait jamais de faire des calculs et des projets au profit de Tip.

— J’en suis tellement fatigué, annonça Tip, que je l’ai planté là. »

Tip se fatiguait de tout. Sa sœur avait beau faire et varier ses tentatives d’apprentissage, il revenait toujours flâner à la geôle et reprendre la survivance de la bonne petite Mme Baugham, sa seconde mère. Dans l’intervalle, avec l’aide du digne guichetier, elle le fit entrer dans un entrepôt ; chez un maraîcher ; chez un marchand de houblon ; chez un homme de loi, pour la seconde fois ; chez un commissaire-priseur ; chez un brasseur ; chez un agent de change ; chez un propriétaire de voitures ; dans un roulage ; encore chez un homme de loi, pour la troisième fois ; dans un chantier ; chez un quincaillier ; dans le commerce du poisson ; dans le négoce des fruits et dans les docks. Mais à peine Tip était-il entré quelque part qu’il en sortait fatigué, annonçant qu’il avait planté là son nouvel établissement. Partout où il allait, ce Tip prédestiné semblait emmener avec lui les murs de la prison et les dresser autour de lui dans chacune de ses nouvelles professions, rôdant dans l’espace restreint que limitaient ces murs imaginaires, avec ses vieilles allures indolentes, irrésolues, ayant toujours l’air de traîner la savate, quelle que fût sa chaussure, jusqu’au moment où les murs réels et indestructibles de la prison exerçaient de nouveau sur lui leur puissance fascinatrice et le rappelaient au milieu des détenus. Néanmoins, la courageuse petite sœur avait tellement pris à cœur de sauver son frère, que, tandis que Tip essayait ces incarnations plus nombreuses que celles de Vichnou, elle finit, à force de privations et de travail, par amasser de quoi payer son passage au Canada. Lorsque Tip fut fatigué de ne rien faire, il fut assez aimable pour consentir à s’embarquer pour le Canada. Et il y eut dans le cœur de la petite mère bien du chagrin de le voir s’éloigner ; mais bien de la joie de songer qu’elle avait enfin réussi à le mettre en bon chemin.

« Dieu te bénisse, cher Tip. Ne sois pas trop fier pour venir nous voir quand tu auras fait fortune.

— N’a pas peur ! » répondit Tip, et il partit.

Mais il n’alla pas jusqu’au Canada ; en un mot, il s’arrêta à Liverpool. Après avoir fait le trajet de Londres à ce port de mer, il se trouva si disposé à planter là le bâtiment, qu’il se décida à s’en revenir à pied. Ayant mis ce projet à exécution, il se présenta devant sa sœur, un mois après son départ, en haillons, sans souliers à ses pieds, plus fatigué que jamais.

Autre reprise de la survivance de Mme Baugham, mais cela ne dura pas longtemps ; il se procura lui-même une occupation, et annonça cette grande nouvelle à sa petite sœur.