Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/38

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tombe dans mes rêveries. Je n’aurais jamais eu le courage de faire cet aveu à un autre qu’à vous.

« Il en est de même des pays nouveaux et des merveilleux spectacles que l’on me fait voir. Tout cela est très-beau et m’étonne, mais je ne suis pas assez calme… pas assez familiarisée avec moi-même (je ne sais si vous comprendrez parfaitement ce que je veux dire) pour y trouver tout le plaisir que je devrais. Et puis, ce que je savais avant de les voir, se mêle d’une façon bizarre à ces scènes nouvelles. Par exemple, dans les Alpes, il m’a souvent semblé (j’hésite à raconter un pareil enfantillage, même à vous, cher monsieur Clennam) que la prison de la Maréchaussée devait se trouver derrière tel grand rocher, ou que la chambre de Mme  Clennam, où j’ai si souvent travaillé, et où je vous ai vu pour la première fois, allait m’apparaître derrière tel amas de neige. Vous souvenez-vous du soir où je vous ai fait une visite avec Maggy dans votre logement de Covent-Garden ? Bien des fois je me suis figuré que cette chambre voyageait pendant des lieues entières à côté de notre voiture, lorsque je regardais par la portière vers l’heure du crépuscule. Nous n’avions pas pu rentrer ce soir-là, et nous nous étions assises auprès de la grille où nous avons erré dans les rues jusqu’au matin. Je regarde souvent les étoiles, du balcon même de la chambre où je vous écris, et je rêve que je suis encore à errer dans les rues avec Maggy. Il en est de même des personnes que j’ai laissées en Angleterre. Lorsque je sors en gondole, je me surprends à regarder dans d’autres gondoles comme si je comptais les y voir. Je serais accablée de joie en les revoyant, mais je ne pense pas que leur présence m’étonnât beaucoup, au premier abord. Dans mes moments de rêveries, je m’imagine que je puis les rencontrer partout ; je m’attends presque à voir ces chers visages apparaître sur les ponts ou sur les quais.

« Il y a une autre difficulté que j’éprouve, et qui vous semblera sans doute étrange. Elle doit sembler étrange à tout autre qu’à moi ; elle m’étonne parfois moi-même ; je ressens ma triste pitié d’autrefois pour… je n’ai pas besoin de le nommer… pour lui. Quelque changé qu’il soit et quelque joyeuse et reconnaissante que je sois de le savoir, ce sentiment de compassion s’empare de moi avec tant de force que je voudrais jeter mes bras autour de son cou, lui dire combien je l’aime et pleurer un peu sur son sein. Je serais tranquille après cela, fière et heureuse. Mais je sais que je ne dois pas céder à la tentation ; cela lui déplairait ; Fanny se mettrait en colère ; Mme  Général serait abasourdie. Je tâche donc de me calmer. Et pourtant je lutte contre la conviction que je n’ai jamais été si éloignée de lui, et que même, au milieu de cet entourage de domestiques, il est délaissé et qu’il aurait besoin de moi.

« Cher monsieur Clennam, je vous ai parlé bien longuement de moi, mais j’ai encore quelque chose à vous dire, ou ce serait justement ce que je tiens le plus à vous dire qui ne s’y trouverait pas. Parmi toutes ces pensées étourdies, que j’ai pris la liberté de vous