Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/84

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doutait pas que ce vide dût être si grand. L’expérience seule lui apprit quelle place importante cette familière petite figure occupait dans sa vie et quel vide elle laissait derrière elle. Il sentit aussi qu’il fallait abandonner tout espoir de la revoir, car il connaissait trop bien le caractère de la famille Dorrit pour ne pas être convaincu que la jeune fille et lui étaient désormais séparés par une distance infranchissable. L’intérêt qu’elle lui avait inspiré et la confiance qu’elle lui avait témoignée avaient pris dans son esprit une teinte de tristesse, grâce à la rapidité avec laquelle ils s’étaient enfuis, et s’étaient confondus dans le passé avec les autres affections tendres dont il n’avait plus que le regret.

Lorsqu’il reçut la lettre d’Amy il fut très-ému, mais il n’en sentit pas moins qu’ils étaient séparés désormais par des obstacles plus sérieux que la distance. Cette lettre lui permit de voir plus clairement aussi la place que la famille Dorrit assignait à celui qui les avait obligés autrefois. Il vit que la petite Dorrit lui conservait en secret un tendre et reconnaissant souvenir, mais que les autres le confondaient dans leur mémoire avec la geôle, et le reste de leur passé peu glorieux.

Dans ces méditations, qui remplissaient toutes ses journées, il la voyait au contraire toujours telle qu’elle était autrefois. C’était son innocente amie, sa délicate enfant, sa chère petite Dorrit. Le changement de fortune qui la lui avait enlevée ne lui que le confirmer dans l’habitude qu’il avait prise le soir où les roses avaient été emportées par le courant de se regarder comme un homme beaucoup plus âgé qu’il ne l’était en effet. Il y avait dans l’affection qu’il portait à la petite Dorrit quelque chose de tendre mais de paternel qui eût causé à la jeune fille une angoisse dont il ne se doutait guère. Il songeait à l’avenir de sa petite amie, au mari qu’elle épouserait, avec un désintéressement qui eût brisé le cœur de la pauvre enfant en lui enlevant jusqu’à la dernière lueur d’espérance.

Tout ce qui l’entourait l’entretenait dans cette habitude de se regarder comme un homme âgé qui avait désormais dit adieu pour toujours à ces sentiments contre lesquels il avait eu à lutter à propos de Minnie Gowan, il n’y avait déjà pas si longtemps de cela, à ne compter que les mois et les saisons. Ses rapports avec M. et Mme  Meagles étaient d’en gendre veuf avec les parents de sa femme. Si la sœur jumelle de Minnie, au lieu de mourir tout enfant, avait atteint la fleur de l’âge et que Clennam l’eût épousée, la nature de ses relations avec les parents n’aurait pas été différente. Tout cela contribua insensiblement à lui mettre dans l’esprit qu’il était d’âge à renoncer au sentiment pour lequel il n’était plus fait.

Il apprenait d’eux invariablement que Minnie leur répétait dans ses lettres qu’elle était heureuse et qu’elle aimait son mari ; mais, invariablement aussi, il voyait l’ancien nuage assombrir les traits de M. Meagles dès qu’il parlait de sa fille. Depuis le mariage il