Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/96

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Il avait à peine retourné la tête, toujours penché pour mieux entendre la jeune fille, lorsque l’embarras cessa, et la foule un moment arrêtée put continuer son chemin. Se baissant toujours pour écouter Tattycoram, l’inconnu s’avançait à côté d’elle ; Clennam les suivit, décidé à obtenir la clef de cette énigme inattendue : il voulait voir où ils allaient.

Au moment où il venait de prendre cette résolution, et elle ne fut pas longue à prendre, il fut de nouveau obligé de s’arrêter tout court. Ceux qu’il suivait s’engagèrent tout à coup dans le passage de l’Adelphi, Tattycoram servant évidemment de guide à l’étranger, et s’avancèrent tout droit comme pour gagner la terrasse qui domine la Tamise.

En cet endroit, même de notre temps, il y a toujours une brusque interruption de l’activité bourdonnante du Strand. Les mille bruits de cette grande rue s’amortissent tout à coup, comme si l’on venait de se mettre du coton dans les oreilles ou de s’envelopper la tête hermétiquement. À cette époque le contraste était plus frappant encore qu’il ne l’est aujourd’hui car il n’y avait pas alors une foule de petits vapeurs sur la rivière, ni d’autres débarcadères que des escaliers de bois très-glissants, pas de chemin de fer sur l’autre bord, pas de pont suspendu ni de marché au poisson dans le voisinage, pas de trafic sur le pont de pierre le plus rapproché, rien qui remuât sur la rivière, que les canots de passeurs et les bateaux de charbon de terre. De longues rangées de ces derniers navires, amarrés dans la boue aussi solidement que s’ils ne devaient jamais se remettre à flot, donnaient à la rive un aspect lugubre dès qu’il faisait un peu sombre, et refoulaient vers le milieu du fleuve le peu de mouvement qu’on y voyait. À toute heure après le coucher du soleil, et surtout vers le moment où ceux qui ont quelque chose à manger rentrent chez eux, tandis que la plupart des malheureux qui n’ont rien vont se glisser dans les rues pour mendier ou pour voler, c’était un lieu désert qui dominait une scène plus déserte encore.

C’est justement à cette heure que Clennam s’arrêta au coin, suivant des yeux la jeune fille et l’étranger qui descendaient la rue. Ce dernier faisait tant de bruit en marchant sur le pavé sonore que Clennam craignit d’abord d’attirer son attention en y réveillant de nouveaux échos. Mais, lorsque le couple mystérieux eut disparu en tournant le coin obscur qui conduisait à la terrasse, il les suivit en affectant aussi bien qu’il le put l’air d’un promeneur oisif.

Lorsqu’il tourna le coin sombre, Tattycoram et l’étranger s’avançaient le long de la terrasse vers une personne qui se dirigeait de leur côté. Si Clennam eût vu cette personne seule dans les mêmes conditions de lumière, de brouillard et d’éloignement, peut-être ne l’aurait-il pas reconnue au premier abord, mais il était mis sur la voie par la présence de Tattycoram, et reconnut tout de suite Mlle  Wade.

Il s’arrêta au coin, regardant du côté de la rue comme s’il eût