Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/24

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demandait au moins une pinte de cette drogue. Mrs Joe me l’introduisit dans la gorge, pour mon plus grand bien, en me tenant la tête sous son bras, comme un tire-bottes tient une chaussure. Joe en fut quitte pour une demi-pinte, qu’il dut avaler, bon gré, mal gré, pendant qu’il était assis, mâchant tranquillement et méditant devant le feu, parce qu’il avait peut-être eu mal au cœur. Jugeant d’après moi, je puis dire qu’il y aurait eu mal après, s’il n’y avait eu mal avant.

La conscience est une chose terrible, quand elle accuse, soit un homme, soit un enfant ; mais quand ce secret fardeau se trouve lié à un autre fardeau, enfoui dans les jambes d’un pantalon, c’est (je puis l’avouer) une grande punition. La pensée que j’allais commettre un crime en volant Mrs Joe, l’idée que je volerais Joe ne me serait jamais venue, car je n’avais jamais pensé qu’il eût aucun droit sur les ustensiles du ménage ; cette pensée, jointe à la nécessité dans laquelle je me trouvais de tenir sans relâche ma main sur ma tartine, pendant que j’étais assis ou que j’allais à la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques petites commissions, me rendait presque fou. Alors, quand le vent des marais venait ranimer et faire briller le feu de la cheminée, il me semblait entendre au dehors la voix de l’homme à la jambe ferrée, qui m’avait fait jurer le secret, me criant qu’il ne pouvait ni ne voulait jeûner jusqu’au lendemain, mais qu’il lui fallait manger tout de suite. D’autre fois, je pensais que le jeune homme, qu’il était si difficile d’empêcher de plonger ses mains dans mes entrailles, pourrait bien céder à une impatience constitutionnelle, ou se tromper d’heure et se croire des droits à mon cœur et à mon foie ce soir même, au lieu de demain ! S’il est jamais arrivé à quelqu’un de sentir ses cheveux se dresser sur