Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/99

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jeter un coup d’œil sur mes mains et sur mes souliers. Mon opinion sur ces accessoires ne fut pas des plus favorables ; jamais, jusqu’ici, je ne m’en étais préoccupé, mais je commençais à ressentir tout le désagrément de ces vulgarités. Je résolus de demander à Joe pourquoi il m’avait appris à appeler Jeannots les valets des cartes. J’aurais désiré que Joe eût été élevé plus délicatement, au moins j’y aurais gagné quelque chose.

Estelle revint avec du pain, de la viande et un pot de bière ; elle déposa la bière sur une des pierres de la cour, et me donna le pain et la viande sans me regarder, aussi insolemment qu’on eût fait à un chien en pénitence. J’étais si humilié, si blessé, si piqué, si offensé, si fâché, si vexé, je ne puis trouver le vrai mot, pour exprimer cette douleur, Dieu seul sait ce que je souffris, que les larmes me remplirent les yeux. À leur vue, la jeune fille eut l’air d’éprouver un vif plaisir à en être la cause. Ceci me donna la force de les rentrer et de la regarder en face ; elle fit un signe de tête méprisant, ce qui signifiait qu’elle était bien certaine de m’avoir blessé ; puis elle se retira.

Quand elle fut partie, je cherchai un endroit pour cacher mon visage et pleurer à mon aise. En pleurant, je me donnais de grands coups contre les murs, et je m’arrachai une poignée de cheveux. Telle était l’amertume de mes émotions, et si cruelle était cette douleur sans nom, qu’elles avaient besoin d’être contrecarrées.

Ma sœur, en m’élevant comme elle l’avait fait, m’avait rendu excessivement sensible. Dans le petit monde où vivent les enfants, n’importe qui les élève, rien n’est plus délicatement perçu, rien n’est plus délicatement senti que l’injustice. L’enfant ne peut être exposé, il est vrai, qu’à une injustice minime, mais l’enfant est petit et son monde est petit ; son cheval à