Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/142

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de manière à vous rendre triste. C’est peut-être une erreur de ma part, vous savez ; mais un peu d’expérience me servira de leçon et pourra me guérir. Le meilleur parti alors n’est-il pas que je m’en aille, d’autant plus que vous m’avez promis de déclarer tout ça à cœur ouvert, et que nous pouvons nous quitter aussi bons amis que nous l’avons jamais été depuis le premier jour où je suis entré à ce noble Dragon, qui aura toute mon estime et tous mes vœux jusqu’à l’heure de ma mort ? »

L’hôtesse garda le silence durant quelque temps ; mais, bientôt après, elle mit ses deux mains dans celles de Mark, qu’elle secoua avec force.

« Oui, vous êtes un brave homme, dit-elle, fixant ses yeux sur le visage de Mark avec un sourire qui, pour elle, était sérieux ; et je crois n’avoir eu de toute ma vie un ami aussi véritable que vous l’avez été pour moi ce soir.

– Oh ! quant à cela, dit Mark, c’est ça une folie, vous savez. Mais, pour l’amour du ciel, ajouta-t-il, la contemplant dans une sorte d’extase, si vous êtes disposée au mariage, quelque quantité d’épouseurs, et des bons, vous allez rendre fous quand vous voudrez ! »

À ce compliment, elle se reprit à rire ; une fois encore, elle secoua les deux mains de Mark ; puis, ayant invité le jeune homme à se souvenir d’elle, si jamais il avait besoin d’une amie, elle sortit gaiement de son petit comptoir, et monta d’un pas léger l’escalier du Dragon.

« Elle s’en va en fredonnant une chanson, se dit Mark, prêtant l’oreille, parce qu’elle a peur que je ne pense qu’elle est attristée et que son courage pourrait faiblir. Allons, il y a quelque mérite à être jovial, au bout du compte !… »

Ce fut avec cette manière de consolation débitée d’un ton fort triste qu’il gagna son lit, mais d’un pas qui n’avait rien de bien jovial.

Le lendemain matin, il fut sur pied de bonne heure, au lever même du soleil. Peine perdue : déjà toute la population était debout pour voir partir Mark Tapley : les jeunes gens, les chiens, les petits enfants, les vieillards, les gens affairés, les flâneurs, tous étaient là, tous criaient à leur façon : « Adieu, Mark ! » Tous étaient au regret de son départ. Il se doutait bien que son ancienne maîtresse devait être derrière la fenêtre de sa chambre à le regarder s’éloigner… mais il n’eut point le courage de se retourner.