Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/181

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émet l’avis qu’il est temps d’aller rejoindre les dames. Pour couronner les toasts, il en propose un à Mme Todgers. Mme Todgers mérite bien des honneurs particuliers (écoutez ! écoutez !) Oui, elle les mérite, on n’en saurait douter. Quels que soient les sujets de plainte qu’on puisse avoir quelquefois contre elle, il n’est, en ce moment, personne de la compagnie qui ne voulût mourir pour la défendre.

Les voilà qui remontent. Ils n’étaient pas attendus si tôt, car Mme Todgers dort sur sa chaise, miss Charity ajuste ses cheveux, et Mercy, qui s’est fait un sofa d’un des sièges d’entre-croisées, s’y est établie dans une gracieuse attitude de repos. Elle se lève en toute hâte ; mais M. Jinkins la supplie, au nom de tous, de ne point changer de position. Elle paraît ainsi trop poétique et trop séduisante, remarque-t-il, pour se déranger. Elle rit, cède, s’évente et laisse tomber son éventail ; tout le monde se précipite pour le ramasser. Reconnue, d’un consentement unanime, la reine de beauté, elle devient cruelle et fantasque ; elle envoie des gentlemen porter à d’autres gentlemen des messages qu’elle oublie avant que les premiers soient revenus avec la réponse ; elle imagine mille tortures qui mettent leurs cœurs en morceaux. Bailey, sur ces entrefaites, apporte le thé et le café. Un petit cercle d’admirateurs entoure Charity ; mais seulement ceux qui ne peuvent arriver jusqu’à sa sœur. Le plus jeune gentleman est pâle, mais calme, et il reste assis à part, car il se plaît à nourrir sa passion dans ses méditations secrètes, et son âme se tient à l’écart des divertissements bruyants. Mercy, d’ailleurs, lui tient compte de sa présence et de son adoration. Il le devine à l’éclair qui jaillit parfois du coin de sa prunelle. Prends garde, Jinkins, de pousser bientôt à un accès de frénésie un homme désespéré !

M. Pecksniff était monté à la suite de ses jeunes amis et s’était assis près de Mme Todgers. Il avait renversé une tasse de café sur ses jambes, sans paraître se douter de cet accident ; et il ne s’aperçoit même pas qu’il a une sandwiche sur son genou.

« Et comment se sont-ils conduits là-haut, avec vous, monsieur ? demanda la maîtresse de la pension.

— D’une manière telle, ma chère dame, répondit M. Pecksniff, que je ne pourrai jamais y penser sans émotion ou me le rappeler sans verser une larme. Ô madame Todgers !…

— Juste ciel ! s’écria la dame. Comme vous paraissez abattu !