Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/182

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— Je suis homme, ma chère dame, dit M. Pecksniff versant des larmes et parlant avec une certaine difficulté ; mais je suis également père. Je suis veuf aussi. Mes sentiments, madame Todgers, ne veulent pas se laisser étouffer, comme les jeunes enfants dans la Tour[1]. Ils ont grandi avec le temps, et plus je presse l’oreiller sur eux, plus ils reparaissent par les coins. »

Tout à coup il aperçut la tartine beurrée collée à son genou, et la regarda fixement, secouant la tête pendant ce temps d’un air imbécile et consterné, comme s’il voyait, dans ce débris, l’image de son mauvais génie, et qu’il se crût obligé de lui adresser des reproches de ses tentations intempestives :

« Elle était belle, madame Todgers, dit-il, tournant vers l’hôtesse son œil terne sans autre préliminaire ; elle avait un peu de fortune.

— Je le sais, s’écria Mme Todgers avec une grande sympathie.

— Voici ses deux filles, » dit M. Pecksniff, montrant les jeunes demoiselles avec un redoublement d’émotion.

Mme Todgers n’en doutait aucunement.

« Mercy et Charity, Charity et Mercy ! Ce ne sont pas là des noms profanes, j’espère ?

— Monsieur Pecksniff !… s’écria Mme Todgers. Quel sourire funèbre !… Seriez-vous malade, monsieur ? »

Il appuya sa main sur le bras de Mme Todgers, et répondit d’une manière solennelle avec une voix douce :

« C’est chronique.

— Colique ? s’écria la dame d’un ton d’effroi.

— Chro-nique, répéta-t-il avec quelque difficulté. Chronique. Une maladie chronique. J’en suis victime depuis mon enfance. Elle me conduira au tombeau.

— Dieu nous en garde ! s’écria Mme Todgers.

— Oui, dit M. Pecksniff, ferme dans le désespoir. Après tout, je n’en suis pas fâché… Vous ressemblez à ma défunte madame Todgers.

— Ne me serrez donc pas tant, je vous prie, monsieur Pecksniff. Si quelqu’un des gentlemen nous observait !…

— C’est pour l’amour d’elle, dit M. Pecksniff. Permettez-le, en l’honneur de sa mémoire. Au nom d’une voix qui sort de la

  1. Allusion aux fils d’Édouard.