Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/218

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Anthony était enchanté ; et non-seulement il applaudit de toutes ses forces, mais encore, dans son ravissement, il prit la peine de communiquer cette maxime à son ancien commis, qui se frotta les mains, hocha sa tête tremblante, cligna ses yeux humides et s’écria de sa voix sifflante : « Bien ! bien ! C’est votre propre fils, monsieur Chuzzlewit ! » témoignant de son plaisir par les marques que sa faiblesse lui permettait d’en donner. Mais l’enthousiasme stupide du vieillard était racheté par la sympathie que ce pauvre homme éprouvait pour la seule créature à laquelle l’unissaient les liens d’une longue association, et s’expliquait par son impuissance présente. Ah ! si l’on avait bien voulu chercher, qui sait si l’on n’eût pas pu trouver, à travers ce résidu, si triste qu’il fût, quelque lie d’une meilleure nature ensevelie au fond de cette vieille barrique usée, qui s’appelait Chuffey ?

En attendant, comme personne ne songeait à faire cette découverte, Chuffey se retira dans un coin noir, à l’un des angles de la cheminée, où il passait toutes ses soirées. On cessa de le voir et de l’entendre, si ce n’est quand on lui donna une tasse de thé, dans laquelle il trempa machinalement son pain. Il n’y avait nulle raison de supposer qu’en aucune saison il songeât à dormir, pas plus qu’on ne pouvait admettre qu’il entendît, qu’il vît, qu’il sentît, ou qu’il pensât. Il restait congelé, pour ainsi dire, quoique moins ferme qu’un glaçon. Anthony ne le dégelait pas en ce moment, soit en le touchant, soit en lui adressant la parole.

À la prière de M. Jonas, miss Charity fit le thé : ce qui lui donnait tellement l’air de la maîtresse de la maison, qu’elle éprouvait la plus jolie confusion imaginable ; d’autant plus que M. Jonas s’était assis près d’elle, et lui glissait à l’oreille les formules les plus variées de l’admiration. Miss Mercy, de son côté, voyant que tout le plaisir de la soirée était exclusivement pour eux, déplorait en silence l’absence de ses gentlemen du commerce ; elle soupirait après le moment du retour, et bâillait sur un journal de la veille. Quant à Anthony, il s’était complètement endormi, de sorte que Jonas et Cherry demeurèrent aussi longtemps tête à tête que cela leur convint.

Après qu’on eût enlevé le plateau de thé, M. Jonas exhiba un jeu de cartes sales et, pour amuser les sœurs, exécuta divers petits tours d’adresse ; le fin du jeu, c’est de faire parier quelqu’un contre vous que vous ne pourrez pas faire