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Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/279

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que j’aie oublié un instant de penser à vous, à votre position ?

— Non, non, je l’espère, dit Martin. Non, j’en suis sûr ; j’ai quelque droit de le croire, Mary : car je me suis soumis à une dure série de tourments et de privations ; et naturellement cette compensation m’est bien due.

— Pauvre compensation ! dit-elle avec un faible sourire. Mais celle-là du moins, ayez-la, elle vous est acquise à jamais. Martin, vous avez payé bien cher mon pauvre cœur ; mais enfin il est tout à vous, et bien fidèlement.

— Oh ! j’en suis tout à fait certain, dit le jeune homme, sinon, je ne me fusse pas plongé dans la situation où je me trouve. Ne dites pas, Mary, que c’est un pauvre cœur ; je sais, au contraire, que c’est un riche cœur. À présent, ma chérie, il faut que je vous confie un projet qui d’abord vous fera tressaillir, mais que je n’entreprends que pour l’amour de vous. »

Il ajouta lentement en attachant un regard fixe sur ses beaux yeux noirs où se peignit une profonde surprise :

« Je pars pour l’étranger.

— Pour l’étranger, Martin ?

— Oh ! seulement pour l’Amérique. Voyez… vous faiblissez déjà !

— S’il en est ainsi, ou plutôt s’il en était ainsi, dit-elle en relevant la tête après un moment de silence, et le regardant de nouveau, ce serait du chagrin que j’éprouve à l’idée de ce que vous êtes prêt à tenter pour moi. Je n’essayerai pas de vous en dissuader, Martin : mais c’est loin, si loin ! il y a un immense océan à traverser ; si la maladie et la pauvreté sont partout des calamités cruelles, dans un pays étranger elles sont horribles à supporter. Avez-vous songé à tout cela ?

— Si j’y ai songé ! s’écria Martin, qui, dans l’expression de son amour (car vraiment il en avait), ne perdait pas un iota de sa brusquerie habituelle. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? C’est bel et bon de me dire : « Y avez-vous songé ? » ma chère ; mais vous pourriez me demander en même temps si j’ai songé à mourir de faim dans mon pays ; si j’ai songé à me faire commissionnaire pour vivre ; si j’ai songé à garder des chevaux dans les rues pour gagner chaque jour un morceau de pain. Allons, allons, ajouta-t-il d’un ton plus doux, ne penchez pas ainsi la tête, mon amour, car j’ai besoin des encouragements que peut seule me donner la vue de votre charmant