Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/302

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gravité de son maintien. Il était vêtu d’un pardessus bleu un peu mesquin, qui lui descendait presque jusqu’à la cheville, d’un pantalon court, à jambes flottantes, de même nuance, enfin, d’un gilet fané, en peau de chamois, à travers lequel un jabot de chemise sale faisait tout ce qu’il pouvait pour se mettre en évidence, jaloux de faire reconnaître l’égalité de ses droits civils avec les autres parties de son costume, et de maintenir pour son propre compte une déclaration d’indépendance. Ses pieds, d’une grandeur démesurée, étaient nonchalamment croisés, pendant qu’il était à moitié appuyé, à moitié assis sur le rebord du steam-boat ; et sa grosse canne, garnie à une de ses extrémités d’un grand bout de fer et à l’autre d’une forte pomme de métal, pendait à son poignet par un cordon orné d’un gland. Ainsi affublé, ainsi plongé dans un air de gravité profonde, il contracta tout ensemble le coin droit de sa bouche et son œil droit en répétant :

« C’est par ces moyens éclairés que les passions bouillantes de mon pays se donnent satisfaction. »

Comme il regardait positivement Martin et qu’il n’y avait là que lui, le jeune homme inclina la tête en disant :

« Vous voulez faire allusion à… ?

— Au palladium de la liberté rationnelle chez nous, monsieur, et à la terreur de la tyrannie étrangère au dehors. »

Ce disant, le gentleman montrait du bout de sa canne un vendeur de journaux qui était borgne et extraordinairement sale. Il continua ainsi :

« Je fais allusion, monsieur, à ce qui cause l’envie du monde entier ; je fais allusion au peuple qui marche à la tête de la civilisation humaine. Permettez-moi de vous demander, monsieur, dit-il encore en posant lourdement sur le pont le bout de sa canne ferrée, de l’air d’un homme avec lequel il ne ferait pas bon badiner, comment trouvez-vous mon pays ?

— Je ne suis pas encore bien préparé à répondre en ce moment à votre question, dit Martin, vu que je ne suis pas encore débarqué.

— Vous avez raison, monsieur ; je suis sûr que vous n’étiez pas préparé à voir des signes de prospérité nationale comme ceux qui sont là sous vos yeux ? »

Il lui montra les vaisseaux amarrés dans les débarcadères ; et alors il décrivit une espèce de moulinet avec son bâton, comme s’il voulait du même coup embrasser dans cette observation l’air et l’Océan.