Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/323

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des assistants, trouvant l’idée très-judicieuse, très-opportune, se glissèrent l’un après l’autre au cabaret du bloc voisin. De là sans doute ils se rendirent à leurs magasins et comptoirs ; puis sans doute aussi ils revinrent au cabaret pour s’entretenir encore de dollars et élargir leur intelligence par l’examen approfondi et la discussion des journaux braillards ; puis enfin chacun d’eux alla ronfler au sein de sa famille.

« Il paraît, dit Martin, suivant le cours de ses propres réflexions, que voilà la récréation principale qu’ils se donnent en commun. »

Il se mit à songer dollars, démagogie et cabarets, se demandant intérieurement si cette nation d’affairés était réellement aussi occupée d’affaires qu’elle le prétendait, ou si tout simplement elle n’était pas incapable de comprendre les plaisirs de société et de famille.

La difficulté n’était pas facile à résoudre ; elle se compliquait de tout ce que Martin avait vu et entendu jusque là. Le jeune homme s’assit à la table abandonnée, et, de plus en plus découragé en mesurant toutes les incertitudes et les obstacles de sa position précaire, il soupira profondément.

Parmi les convives de la table d’hôte s’était trouvé un homme d’âge moyen, aux yeux noirs, au visage hâlé, qui, par ses manières polies et l’expression honnête de sa physionomie, avait fixé l’attention de Martin, sans que le jeune homme pût obtenir aucun renseignement sur lui de ses voisins, qui semblaient le considérer comme indigne qu’on s’occupe de lui. Cet homme n’avait point pris part à la conversation autour du poêle ; il n’était pas sorti non plus avec les autres pensionnaires. Or, en entendant Martin soupirer pour la troisième ou quatrième fois, il lui jeta quelques mots au hasard, comme s’il voulait, sans indiscrétion, l’amener à un entretien amical. Son motif était si transparent, et cependant exprimé avec tant de délicatesse, que Martin en éprouva et lui en témoigna par sa réponse une vive reconnaissance.

« Je ne vous demanderai pas, dit le gentleman avec un sourire, tandis que Martin se levait pour se rapprocher de lui, comment vous trouvez mon pays ; car je puis préjuger vos sentiments à cet égard. Mais comme je suis Américain, et que, par conséquent, c’est à moi à vous adresser le premier une question, je vous demanderai comment vous trouvez le colonel.

— Vous me montrez une telle franchise, répliqua Martin, que je n’hésite nullement à vous déclarer que je ne le trouve