Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/324

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pas du tout à mon goût. Cependant je dois ajouter que je lui suis obligé pour la politesse qu’il a eue de m’amener ici, et de faire pour ma pension des conditions très-raisonnables, ajouta-t-il ; car il venait de se rappeler que le colonel, avant de sortir, lui avait glissé quelques mots à ce sujet.

— L’obligation n’est pas grande, dit l’étranger tout net. J’ai ouï dire que le colonel monte de temps en temps à bord des paquebots afin d’y glaner les nouvelles les plus récentes pour son journal, et que, par la même occasion, il conduit ici des voyageurs en quête d’une pension, afin de profiter de la remise attachée à cette sorte de courtage, que l’hôtesse lui porte en déduction sur sa note hebdomadaire. Je ne vous aurais pas contrarié par hasard ? se hâta-t-il d’ajouter en voyant Martin rougir.

— Comment serait-ce possible, mon cher monsieur ? » répondit Martin. Et ils échangèrent une poignée de mains. « À vous dire vrai, je suis…

— Eh bien ? dit le gentleman, s’asseyant près de lui.

— À vous parler franchement, dit Martin, n’hésitant plus, je suis encore à comprendre comment ce colonel-là fait pour échapper à une volée de coups de canne.

— Oh ! il en a bien reçu une ou deux, répliqua tranquillement le gentleman. C’est un des ces hommes qui appartiennent à la classe dans laquelle, dix ans déjà avant la fin du siècle dernier, notre Franklin entrevoyait le péril et la perte du pays. Peut-être ignorez-vous que Franklin a dit en termes très-sévèrement explicites que les personnes diffamées par des drôles tels que ce colonel, faute de pouvoir trouver une compensation suffisante dans l’application des lois de ce pays et dans le sentiment de justice et de décence de la nation, étaient tout excusées de corriger ces garnements à coups de trique.

— J’ignorais cela, dit Martin, mais je suis très-heureux de l’apprendre, et je trouve que le précepte honore sa mémoire ; d’autant plus… »

Il hésita encore.

« Achevez, dit l’autre en souriant, comme s’il savait d’avance les paroles qui restaient dans la gorge de son interlocuteur.

— D’autant plus, poursuivit Martin, qu’il lui fallait, d’après ce que j’entrevois déjà, un grand courage pour écrire, même de son temps, avec tant de liberté sur une question qui ne fût pas une question de parti, dans ce pays essentiellement libre.