Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/355

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le vieillard restait en face de lui immobile, silencieux, le visage sans expression. Il ne semblait pas avoir le moindre désir, la moindre velléité de poursuivre la conversation, quoique M. Pecksniff consultât la porte du regard, tirât sa montre et lui donnât à entendre par bien d’autres signes qu’ils avaient peu de temps à eux, et que Jonas, s’il tenait parole, ne tarderait pas à revenir. Mais le plus étrange incident de toute cette étrange entrevue, c’est que tout à coup, dans l’éclair d’un moment, et si vivement qu’il était impossible de s’en rendre compte ni d’observer aucune modification chez Anthony, les traits du vieillard reprirent leur ancienne expression, et qu’il cria en frappant violemment de sa main sur la table, comme si, depuis leur fâcheuse rencontre, il n’y eût pas eu de lacune dans la conversation :

« Voulez-vous bien retenir votre langue, monsieur, et me laisser parler ? »

M. Pecksniff s’inclina d’un air de déférence, et se dit à part lui : « Je savais bien que sa main était changée et son écriture vacillante. C’est ce que je disais hier. Hélas ! Bon Dieu !

— Jonas en tient pour votre fille, Pecksniff, dit le vieillard de son ton habituel.

— Nous avons causé de cela, monsieur, si vous vous le rappelez, chez mistress Todgers, répondit le vertueux architecte.

— Vous n’avez pas besoin de parler si haut, répliqua Anthony ; je ne suis pas si sourd. »

M. Pecksniff avait sans doute élevé la voix, non pas tant parce qu’il croyait Anthony atteint de surdité que parce qu’il jugeait à peu près éteintes en lui les facultés de l’entendement ; mais ce mauvais accueil fait à une marque d’attention obligeante le déconcerta fort : aussi, ne sachant plus trop sur quel pied danser, fit-il une nouvelle inclination de tête encore plus humble que la première.

« Je vous ai dit, répéta le vieillard, que Jonas en tient pour votre fille.

— Une charmante enfant, monsieur, murmura M. Pecksniff voyant que son interlocuteur attendait une réponse. Une chère enfant, monsieur Chuzzlewit, je le dis en toute assurance, bien qu’il ne m’appartienne pas de le dire.

— Vous savez bien qu’il n’en est rien, s’écria le vieillard, sortant à moitié de son fauteuil pour avancer d’une aune vers le traître son visage flétri. Vous mentez ! n’allez-vous pas encore faire l’hypocrite ?