Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/356

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— Mon bon monsieur… balbutia M. Pecksniff.

— Ne m’appelez pas un bon monsieur, répliqua Anthony, et n’ayez pas la prétention d’en être un vous-même. Si votre fille était ce que vous voulez que je la croie, elle ne conviendrait pas à Jonas. Étant ce qu’elle est, je pense qu’elle lui conviendra. Il eût pu se tromper dans le choix d’une femme, prendre une coureuse de bals qui s’endettât et dissipât sa fortune. Or, quand je serai mort… »

Comme il prononçait ce dernier mot, sa physionomie s’altéra si horriblement, que M. Pecksniff ne put pas s’empêcher de regarder d’un autre côté.

« Si pareille chose devait arriver, j’en aurais plus de chagrin qui si cela s’était passé de mon vivant ; oui, ce serait pour moi une insupportable torture que de savoir qu’on irait jeter dans le ruisseau ce que je me suis tant tourmenté à amasser, ce qui m’a donné tant de peine à acquérir. Non, ajouta le vieillard d’une voix enrouée, qu’au moins cela soit sauvé, que ce gain là nous reste et survive à tant d’autres pertes que j’ai faites.

— Mon cher monsieur Chuzzlewit, dit Pecksniff, ce sont là des idées déraisonnables. C’est tout à fait hors de propos, tout à fait invraisemblable, j’en suis sûr. La vérité, mon cher monsieur, c’est que vous n’êtes pas bien !

— Je ne suis toujours pas mourant ! cria Anthony avec une sorte de grognement semblable au rire d’une bête féroce. Je n’en suis pas là ! j’ai encore quelques années à vivre. »

Et montrant son débile commis :

« Regardez celui-ci. La Mort n’a pas le droit de le laisser debout et de me faucher. »

M. Pecksniff était tellement effrayé à la vue du vieillard, et si complètement bouleversé de le trouver dans un pareil état, qu’il n’eut pas même assez de présence d’esprit pour tirer un lambeau de moralité du grand magasin qu’il avait toujours tout prêt dans sa poitrine. Aussi balbutia-t-il que, selon toutes les lois de convenance et de décence, c’était à M. Chuffey à mourir le premier ; et que, d’après tout ce qu’il avait entendu dire de M. Chuffey, d’après les quelques renseignements qu’il possédait lui-même sur ce gentleman, il était personnellement convaincu que M. Chuffey jugerait à propos de mourir dans le plus bref délai possible.

« Venez ici ! dit le vieillard, l’invitant à s’approcher davantage. Jonas sera mon héritier, Jonas sera riche ; bonne au-