Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

CHAPITRE III.

Dans lequel on présente quelques autres personnages, et qui fait suite au chapitre précédent.


Déjà nous avons parlé d’un certain dragon qui se balançait avec un cri plaintif au-dessus de la porte de l’auberge du village. C’était un vieux dragon tout terni ; plus d’une rafale d’hiver, avec son cortège de pluie, de grésil, de neige et de grêle, avait dénaturé sa couleur, qui jadis avait été un bleu éclatant, et l’avait fait passer à une sorte de gris de plomb. Mais il était resté suspendu à sa place ; il avait une pose monstrueusement stupide, dressé qu’il était sur ses pattes de derrière. Chaque mois écoulé lui enlevait quelque chose de sa couleur et de sa forme, si bien qu’en le regardant par le devant de l’enseigne, on ne pouvait s’empêcher de croire qu’il avait fondu tout doucement au travers du cadre, pour reparaître sans doute de l’autre côté.

C’était, du reste, un dragon courtois et affable, ou tout au moins il l’avait été dans un temps meilleur : car, au sein de son affaissement et de sa décadence, il avait pris l’habitude de porter à son nez une de ses pattes de devant, comme s’il voulait dire : « N’ayez pas peur, je ne suis pas si méchant que j’en ai l’air, » tandis qu’il présentait l’autre en signe de politesse hospitalière. En vérité, il faut le reconnaître, à l’honneur de la race des dragons modernes, qu’ils ont fait de grands progrès pour la civilisation et les bonnes manières. Ils ne demandent plus chaque matin une jeune fille pour leur déjeuner, avec la même régularité qu’en met un paisible consommateur à attendre son petit pain chaud ; ceux de nos jours, au contraire, aiment à se trouver dans la société des hommes, mariés ou célibataires, qui ont du temps à perdre au cabaret ; c’est même à présent un de leurs traits caractéristiques, qu’ils se tiennent loin de la compagnie du beau sexe et lui interdisent leur approche, principalement le samedi soir, au lieu de le rechercher avec un appétit vorace, malgré leurs inclinations bien connues et les goûts qu’ils manifestaient au temps jadis.