Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/398

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mécanisme créé par la main divine, n’offrant pas le même danger, peut être manié, opprimé, brisé au gré du conducteur. Voyez cette machine ! Il en coûte à un homme condamné à payer l’amende et à faire réparation à la loi outragée beaucoup plus de dollars pour avoir, en état d’ivresse, détérioré cette insensible masse de métal, que pour avoir causé la mort de vingt créatures humaines ! Aussi les étoiles du drapeau national projettent leur rayon sur des traces sanglantes, et la Liberté, abaissant son bonnet sur ses yeux, adopte pour sa sœur l’Oppression aux traits hideux.

Le conducteur de la machine du train dont le bruit vient de nous éveiller dès notre entrée en matière, n’était pas certainement préoccupé de pensées de cette nature ; il est même probable qu’il n’en avait d’aucune espèce pour lui troubler le cerveau. Appuyé contre la galerie de la locomotive, les bras et les jambes croisés, il fumait ; et sauf que, de temps en temps, par un grognement aussi court que sa pipe, il approuvait quelque manœuvre adroite de son collègue le chauffeur, qui charmait ses loisirs en jetant du haut du tender des tisons enflammés aux nombreux bestiaux égarés sur la ligne ; le conducteur gardait une telle immobilité, un air d’indifférence si complète que, si la locomotive avait été tout simplement un petit cochon de lait, notre homme n’eût pas vu ses mouvements avec plus d’insouciance. Nonobstant le calme et la parfaite tranquillité d’esprit de ce fonctionnaire, le convoi marchait bon train ; et, comme les rails n’étaient pas parfaitement posés, les cahots et les chocs qu’il produisait dans sa course n’étaient ni rares ni légers.

Trois grands wagons se suivaient, liés les uns aux autres : le wagon des dames, le wagon des messieurs et le wagon des nègres. Ce dernier était peint en noir, comme pour faire mieux comprendre quels hôtes il était destiné à recevoir. Martin et Mark Tapley s’étaient mis dans le premier, qui était le plus commode ; et, comme ce wagon était loin d’être rempli, d’autres gentlemen, qui ne détestaient point la compagnie des dames, s’y étaient également placés. Le maître et le domestique étaient assis côte à côte et entretenaient une conversation animée.

« Ainsi, Mark, dit Martin, le regardant d’un air d’anxiété, ainsi vous êtes satisfait de voir New-York derrière nous ?

— Oui, monsieur, dit Mark ; enchanté.

— Vous n’y étiez donc pas jovial ? demanda Martin.