Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/402

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Martin n’ayant pas jugé à propos de discuter sur cette question, il y eut un temps d’arrêt.

« Eh bien, reprit le nouvel ami, après les avoir attentivement regardés l’un et l’autre durant ce long silence, comment va la vieille marâtre ? »

M. Tapley, voyant dans cette question une nouvelle version de cette impertinente formule anglaise : « Comment va votre mère ? » l’eût relevée à l’instant même, si Martin ne l’eût prévenu aussitôt.

« Vous entendez par là la vieille patrie ? dit-il.

— Oui, répliqua l’Américain. Comment va-t-elle ? Elle continue, je pense, d’avancer à reculons, comme d’ordinaire ! Très-bien ! Comment va la reine Victoria ?

— Sa santé est excellente, j’imagine, dit Martin.

— La reine Victoria ne sera pas à l’aise dans ses souliers royaux, pas plus tard que demain.

— Je ne comprends pas, dit Martin. De quoi s’agit-il ?

— Vous verrez si elle ne sera pas saisie d’un rude frisson, quand elle apprendra ce qu’on fait de ce côté-ci !

— Je n’en crois rien, dit Martin, j’en ferais le serment. »

Le bizarre gentleman le considéra d’un air de pitié pour son ignorance ou son aveuglement et dit :

« Eh bien ! monsieur, je vous l’affirme : il n’y a pas dans les États-Unis du bon Dieu une locomotive avec son mécanisme brisé qui soit aussi lacérée, aussi hachée, aussi recroquevillée pour jamais dans sa ruine, que ne le sera cette jeune créature, dans sa luxueuse habitation de la Tour de Londres, quand elle lira le second supplément de Watertoast Gazette. »

Plusieurs autres gentlemen avaient quitté leurs places et s’étaient groupés autour des interlocuteurs durant l’entretien qui précède. Ils goûtaient au plus haut point ces dernières paroles. L’un d’eux très-maigre, porteur d’une cravate blanche lâche et flottante, d’un grand gilet blanc et d’une longue redingote noire, crut devoir mettre dans la balance le poids de l’autorité qu’il possédait parmi les assistants.

« Hem ! monsieur La Fayette Kettle, dit-il, en ôtant son chapeau.

— Attention ! attention ! » murmura le groupe.

M. Kettle s’inclina.

« Au nom de cette société, monsieur, et au nom de notre patrie commune, comme au nom de cette cause intéressante de la sympathie sacrée à laquelle nous sommes dévoués, je vous