Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/401

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ment que par les coins, et même alors d’une manière qui signifiait en quelque sorte : « Vous ne m’attraperez pas ; vous le voudriez bien, mais il n’y a pas moyen. » Ses bras reposaient négligemment sur ses genoux, tandis qu’il se penchait en avant ; dans le creux de sa main gauche il tenait un morceau de tabac en carotte, comme les paysans anglais y tiennent une tranche de fromage ; dans sa main droite était un couteau. Il se jeta au milieu de la conversation avec aussi peu de cérémonie que s’il eût été particulièrement invité, depuis plusieurs jours, à écouter des deux parts les arguments pour donner son avis ; et quant à la possibilité qu’on se souciât médiocrement de l’honneur de sa connaissance ou de son intervention dans des affaires privées, il ne s’en préoccupa pas plus qu’un ours ou un buffle.

— Cela est affreusement vrai, répéta-t-il, en adressant par condescendance un salut à Martin, comme à un barbare d’étranger. La vermine y grouille, elle y est bien importune. »

Martin ne put s’empêcher de froncer le sourcil, disposé qu’il était peut-être à faire entendre que le gentleman n’était guère moins importun que la susdite vermine. Mais, se rappelant que la sagesse commande d’être romain à Rome, il prit en un moment l’air le plus gracieux possible, et l’honora d’un sourire.

Leur nouvel ami n’ajouta pas un mot pour l’instant ; car il était fort occupé à couper une chique dans son morceau de tabac, et pendant ce temps il sifflotait doucement. Quand il l’eut façonnée à son gré, il prit l’ancienne qu’il posa sur le bord du dossier, entre Mark et Martin, tandis qu’il introduisait la nouvelle dans le creux de sa joue, où elle fit l’effet d’une grosse noix ou plutôt d’une rainette moyenne. Satisfait de l’opération, il piqua de la pointe de son canif la chique émérite, et l’élevant pour la leur faire voir, il dit, du ton d’un homme qui s’y connaissait, qu’elle « était usée à profit. » Alors il la jeta devant lui, mit son couteau dans une poche, son tabac dans l’autre, appuya comme auparavant son menton sur le dossier, et, goûtant le dessin du gilet de Martin, avança la main pour en tâter l’étoffe.

« Comment appelez-vous ceci ? demanda-t-il.

— Sur ma parole, dit Martin, je n’en sais pas le nom.

— Ça coûte un dollar au moins l’aune ?

— Réellement, je n’en sais rien.

— Dans mon pays, dit le gentleman, nous connaissons le prix de nos pro—duits ! … »