Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/406

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— Je ne parle pas des vendeurs, dit Martin ; mais les acheteurs… les acheteurs !…

— Les acheteurs, monsieur ? répéta le général d’un ton tout à fait expressif. Eh bien ! vous arrivez d’un vieux pays, d’un pays, monsieur qui a empilé des veaux d’or aussi haut que Babel, et les a adorés durant des siècles. Nous sommes un pays neuf, monsieur ; nous n’avons pas pour nous l’excuse de nous être abandonnés à des pratiques de décadence pendant le long cours des âges ; nous n’avons pas de faux dieux ; ici, monsieur, l’homme existe et marche dans toute sa dignité. Si ce n’est pas pour cela que nous avons combattu, nous aurions mieux fait de nous tenir tranquilles. Me voici moi, monsieur, ajouta le général, posant droit son parapluie pour en faire le symbole de son individualité (et c’était un parapluie tout délabré, triste caution pour garantir la loyauté de son propriétaire qui le prenait à témoin), me voici moi, monsieur, avec la tête grise et avec un sens moral. Conviendrait-il à mes principes de mettre un capital dans cette spéculation, si je ne pensais qu’elle est toute pleine de bonnes chances et d’espérances pour les autres hommes, mes frères en Dieu ? »

Martin essaya de paraître convaincu, mais cela lui semblait difficile, car il songeait à New-York.

« Pourquoi sont faits les grands États-Unis, monsieur, continua le général, si ce n’est pour la régénération de l’homme ? Mais de votre part il est naturel de prendre de telles informations, car vous arrivez d’Angleterre et vous ne connaissez pas mon pays.

— Alors vous pensez, dit Martin, que, sauf la peine qu’il faut se donner et que nous sommes tout prêts à subir, on peut raisonnablement espérer, et Dieu sait si nous sommes trop ambitieux, un succès raisonnable dans ce pays ?

— Si l’on peut espérer un succès raisonnable à Éden, monsieur !… Mais voyez l’agent, voyez l’agent ; voyez les cartes et les plans, monsieur, et après cela vous partirez ou vous resterez, selon les chances que vous présentera l’établissement. Éden n’en est pas encore réduit à mendier des acquéreurs.

— C’est un endroit terriblement agréable, ce qui ne l’empêche pas d’être en même temps effroyablement salubre ! » dit M. Kettle, se mêlant à la conversation comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

Martin ne voulut pas discuter la validité de semblables té-