Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/451

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— Vous parlez avec amertume ; c’est la violence de vos regrets, dit Martin après un instant de silence. Donnez-moi la main. »

Jonas lui tendit sa main, et parut dès lors parfaitement remis : « Pecksniff, dit-il à demi-voix, tandis qu’ils plaçaient leurs chaises contre la table, je lui ai rendu la monnaie de sa pièce, hein ? Il aurait mieux fait de commencer par regarder dans sa maison avant de mettre le nez à la fenêtre, n’est-il pas vrai ? »

M. Pecksniff se borna à lui répondre par un coup de coude, qu’on pouvait interpréter soit comme une vive remontrance, soit comme un cordial assentiment, mais qui, en tout cas, était pour le futur gendre une invitation formelle à se taire. Il fit ensuite les honneurs de chez lui avec son aisance et sa gracieuseté habituelles.

Mais l’innocent enjouement de M. Pecksniff ne pouvait réussir à mettre en harmonie des parties aussi discordantes, ou à réconcilier ensemble des esprits aussi divisés que ceux auxquels il avait affaire. La jalousie indicible et la haine dévorante nées dans l’âme de Charity après l’explication de la soirée, n’étaient pas de nature à se laisser dompter si aisément ; plus d’une fois ces passions se manifestèrent avec une telle violence, qu’elles semblaient rendre un éclat inévitable et devoir détruire complètement l’œuvre de M. Pecksniff. La belle Merry, dans toute la gloire de sa conquête récente, irritait tellement la plaie envenimée de sa sœur par ses airs capricieux et par les mille petites querelles qu’elle faisait subir à l’obéissance absolue de M. Jonas, qu’elle l’aiguillonnait au point de la rendre quasi folle ; si bien que Charity dut quitter la table, dans un accès de rage presque aussi désordonné que celui auquel elle s’était livrée dans le premier tumulte de sa jalousie. La gêne imposée à la famille par la présence d’une inconnue, de Mary Graham (le vieux Martin Chuzzlewit l’avait introduite sous ce nom), n’était pas faite pour améliorer cet état de choses, quelque douces que fussent les manières de la jeune fille. La position de M. Pecksniff devenait particulièrement critique : constamment occupé à rétablir la paix entre ses filles, à conserver une raisonnable apparence d’affection et d’union dans sa famille ; à contenir la familiarité et la gaieté sans cesse croissante de Jonas, qui se laissait aller à divers actes d’insolence envers M. Pinch et à une indéfinissable grossièreté à l’égard de Mary (tous deux des