Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/113

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ment n’est pas étranger aux hommes les plus méchants. Lors donc qu’on parle du sentiment naturel d’injustice et d’équité, si, par cette expression, on prétend désigner quelque chose de plus que ce que nous venons de dire ; c’est sans doute cette vive antipathie pour l’injustice, et cette affection tendre pour la droiture, particulières aux profondément honnêtes gens.

Qu’une créature sensible puisse naître si dépravée, si mal constituée, que la connaissance des objets qui sont à sa portée n’excite en elle aucune affection ; qu’elle soit originellement incapable d’amour, de pitié, de reconnaissance et de toute autre passion sociale : c’est une hypothèse chimérique. Qu’une créature raisonnable, quelque tempérament qu’elle ait reçu de la nature, ait senti l’impression des objets proportionnés à ses facultés ; que les images de la justice, de la générosité, de la tempérance et des autres vertus se soient gravées dans son esprit, et qu’elle n’ait éprouvé aucun penchant pour ces qualités, aucune aversion pour leurs contraires ; qu’elle soit demeurée vis-à-vis de ces représentations dans une parfaite neutralité : c’est une autre chimère. L’esprit ne se conçoit non plus sans affection pour les choses qu’il connaît, que sans la puissance de connaître ; mais s’il est une fois en état de se former des idées d’action, de passion, de tempérament et de mœurs, il discernera dans ces objets, laideur et beauté, aussi nécessairement que l’œil aperçoit rapports et disproportions dans les figures, et que l’oreille sent harmonie et dissonance dans les sons. On pourrait soutenir, contre nous, qu’il n’y a ni charmes, ni difformité réelle dans les objets intellectuels et moraux ; mais on ne disconviendra jamais qu’il n’y en ait d’imaginés et dont le pouvoir est grand. Si l’on nie que la chose soit dans la nature, on avouera du moins que c’est de la nature que nous tenons l’idée qu’elle y existe : car la prévention naturelle en faveur de cette distinction de laideur et de beauté morales est si puissante ; cette différence dans les objets intellectuels et moraux préoccupe tellement notre esprit, qu’il faut de l’art, de violents efforts, un exercice continué et de pénibles méditations pour l’obscurcir.

Le sentiment d’injustice et d’équité nous étant aussi naturel que nos affections, cette qualité étant un des premiers éléments de notre constitution, il n’y a point de spéculation, de croyance, de persuasion, de culte capable de l’anéantir immédiatement et