Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/142

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faibles. Si, par exemple, une créature ferme les yeux sur les dangers et méprise la vie ; si les inclinations utiles à sa défense, à son bien-être et à sa conservation, manquent de force, c’est assurément un vice en elle, relativement aux desseins et au but de la nature. Les lois et la méthode qu’elle observe dans ses opérations en sont des preuves authentiques. Dira-t-on que le salut de l’animal entier l’intéresse moins que celui d’un membre, d’un organe ou d’une seule de ses parties ? Non, sans doute. Or, elle a donné, nous le voyons, à chaque membre, à chaque organe, à chaque partie, les propriétés nécessaires à sa sûreté ; de sorte qu’à notre insu même, ils veillent à leur bien-être, et agissent pour leur défense. L’œil naturellement circonspect et timide se ferme de lui-même, et quelquefois malgré nous : ôtez-lui sa promptitude et son indocilité ; et toute la prudence imaginable ne suffira pas à l’animal pour se conserver la vue. La faiblesse dans les affections qui concernent le bien de l’automate est donc un vice : pourquoi le même défaut dans les affections qui concernent les intérêts d’un tout plus important que le corps, je veux dire l’âme, l’esprit et le caractère, ne serait-il pas une imperfection ?

C’est en ce sens que les penchants intéressés deviennent essentiels à la vertu. Quoique la créature ne soit ni bonne ni vertueuse, précisément parce qu’elle a ces affections : comme elles concourent au bien général de l’espèce, quand elle en est dénuée, elle ne possède pas toute la bonté dont elle capable, et peut être regardée comme défectueuse et mauvaise dans l’ordre naturel.

C’est encore en ce sens que nous disons de quelqu’un, « qu’il est trop bon, » lorsque des affections trop ardentes pour l’intérêt d’autrui l’entraînent au delà, ou lorsque trop d’indolence pour ses vrais intérêts l’arrête en deçà des bornes que la nature et la raison lui prescrivent.

Si l’on nous objecte qu’une façon de posséder dans les mœurs et d’observer dans la conduite les proportions morales, ce serait d’avoir les passions sociales trop énergiques, lorsque les penchants intéressés sont excessifs, et, lorsque les inclinations intéressées sont trop faibles, d’avoir les inclinations sociales défectueuses. Car, en ce cas, celui qui compterait sa vie pour peu de chose ferait, avec une dose légère d’affection sociale, tout ce que l’amitié la plus généreuse peut exiger, et il n’y