Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/161

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naisse intérieurement digne de l’opprobre et de la haine de ses semblables, sans regret et sans émotion[1] ; pas une qui parcoure sa turpitude d’un œil indifférent. En tout cas, si ce monstre existe, sans passion pour le bien et sans aversion pour le mal, il sera d’un côté dénué de toute affection naturelle, et par conséquent dans une indigence parfaite des plaisirs intellectuels ; de l’autre, il aura tous les penchants dénaturés dont une créature peut être infectée. Manquer de conscience, ou n’avoir aucun sentiment de la difformité du vice, c’est donc être souverainement misérable ; mais avoir de la conscience et pécher contre elle, c’est s’exposer, même ici-bas, comme nous l’avons démontré, aux regrets et à des peines continuelles.

Un homme qui, dans un premier mouvement, a le malheur de tuer son semblable, revient subitement à la vue de ce qu’il a fait ; sa haine se change en pitié, et sa fureur se tourne contre lui-même : tel est le pouvoir de l’objet. Mais il n’est pas au bout de ses peines ; il ne retrouve pas sa tranquillité en perdant de vue le cadavre ; il entre ensuite en agonie ; le sang du mort coule derechef à ses yeux ; il est transi d’horreur, et le souvenir cruel de son action le poursuit en tout lieu. Mais si l’on supposait que cet assassin a vu expirer son compagnon sans frémir, et qu’aucun trouble, qu’aucun remords, qu’aucune émotion n’a suivi le coup, je dirais, ou qu’il ne reste à ce scélérat aucun sentiment de la difformité du crime ; qu’il est sans affection naturelle, et par conséquent sans paix au dedans de lui-même et sans félicité ; ou que, s’il a quelque notion de beauté morale, c’est un assemblage capricieux d’idées monstrueuses et contradictoires ; un composé d’opinions fantasques, une ombre défigurée de la vertu ; que ce sont des préjugés extravagants qu’il prend pour le grand, l’héroïque et le beau des sentiments : or, que ne souffre point un homme dans cet état ? Le fantôme qu’il idolâtre n’a point de forme constante ; c’est un Protée d’honneur qu’il ne sait par où saisir, et dont la poursuite le jette dans une infinité de perplexités, de travaux et de dangers. Nous avons démontré que la vertu seule, digne en tout temps

  1. Le crime… est le premier bourreau,
    Qui dans un sein coupable enfonce le couteau.

    L. Racine, Poëme sur la Religion. (Diderot.)