le dévore. Comme le cerf en automne, il baisse sa corne et fait marcher la biche timide devant lui ; dans le coin de la forêt obscure où il l’a détournée, il s’occupe de son bonheur fortement, sans penser à celui de l’être qu’il soumet ; satisfait, il le laisse et se retire. Tâchez, si vous le pouvez, de me faire un poëte tendre et délicat de cet animal-là. Il n’a qu’un mot, ou il ne l’a plus.
Page 153. — On se fait à discrétion poëte, orateur, peintre ou géomètre.
Comment peut-on exceller dans des genres qui supposent des qualités contradictoires ? Quelle est la fonction du géomètre ? De combiner des espaces, abstraction faite des qualités essentielles à la matière ; point d’images, point de couleurs, grande contention de tête, nulle émotion de l’âme. Quelle est celle du poëte, du moraliste, de l’homme éloquent ? De peindre et d’émouvoir.
Si l’on n’est pas homme de génie en deux genres différents, ce n’est pas seulement faute de temps, c’est encore faute d’aptitude.
La poésie et la peinture sont peut-être les deux talents qui se rapprochent le plus ; cependant on citerait à peine un seul homme qui ait su faire en même temps un beau poëme et un beau tableau.
Le poëte décrit, sa description embrasse le passé, le présent et l’avenir ; un long intervalle de temps, dans le peintre, n’a qu’un instant. Aussi rien n’est si ridicule et si incompatible avec l’art que le sujet d’un tableau donné avec quelque détail par un littérateur, même homme d’esprit.
Il y a bien de la différence entre les roses qui sont sur la palette de Van-Huysum et les roses qui croissent dans l’imagination de l’Arioste.
Voici trois styles bien différents ; celui-ci est simple, clair, sans figure, sans mouvement, sans verve, sans couleur : c’est celui de D’Alembert et du géomètre.
Cet autre est large, majestueux, harmonieux, abondant noble, plein d’images tantôt délicates, tantôt sublimes : c’est celui de l’historien de la nature et de Buffon.
Ce troisième est véhément, il touche, il trouble, il agite, il incline à la tendresse, à l’indignation, il élève ou calme les passions : c’est celui du moraliste et de Rousseau.