Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/95

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le sage.

Que croyez-vous de l’origine du mal ?

le prosélyte.

Je ne dirai pas avec Pope que tout est bien. Le mal existe ; et il est une suite nécessaire des lois générales de la nature[1], et non l’effet d’une ridicule pomme. Pour que le mal ne fût pas, il faudrait que ces lois fussent différentes. Je dirai de plus que j’ai fait plusieurs fois mon possible pour concevoir un monde sans mal, et que je n’ai jamais pu y parvenir[2].

le sage.

Quels sont, à votre avis. les devoirs de l’homme ?

le prosélyte.

De se rendre heureux. D’où dérive la nécessité de contribuer au bonheur des autres, ou, en d’autres termes, d’être vertueux.

le sage.

Que croyez-vous du juste et de l’injuste ?

le prosélyte.

La justice est la fidélité à tenir les conventions établies. La justice ne peut consister en telles ou telles actions déterminées,

  1. J’ai vu de savants systèmes, j’ai vu de gros livres écrits sur l’origine du mal ; et je n’ai vu que des rêveries. Le mal tient au bien même ; on ne pourrait ôter l’un sans l’autre ; et ils ont tous les deux leur source dans les mêmes causes. C’est des lois données à la matière, lesquelles entretiennent le mouvement et la vie dans l’univers, que dérivent les désordres physiques, les volcans, les tremblements de terre, les tempêtes, etc. C’est de la sensibilité, source de tous nos plaisirs, que résulte la douleur. Quant au mal moral, qui n’est autre chose que le vice ou la préférence de soi aux autres, il est un effet nécessaire de cet amour-propre, si essentiel à notre conservation, et contre lequel de faux raisonneurs ont tant déclamé. Pour qu’il n’y ait point de vices sur la terre, c’est aux législateurs à faire que les hommes n’y trouvent aucun intérêt. (Diderot.)
  2. Je ne sais s’il peut y avoir un système où tout serait bien ; mais je sais bien qu’il est impossible de le concevoir. Ôtez la faim et la soif aux animaux, qu’est-ce qui les avertira de pourvoir à leurs besoins ? Ôtez-leur la douleur, qu’est-ce qui les préviendra sur ce qui menace leur vie ? À l’égard de l’homme, toutes ses passions, comme l’a démontré un philosophe de nos jours *, ne sont que le développement de la sensibilité physique. Pour faire que l’homme soit sans passions, il n’y a pas d’autre moyen que de le rendre automate. Pope a très-bien prouvé, d’après Leibnitz, que le monde ne saurait être que ce qu’il est ; mais lorsqu’il en a conclu que tout est bien, il a dit une absurdité ; il devait se contenter de dire que tout est nécessaire. (Diderot.)

    * Condillac.