Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/261

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« Le sultan admettrait-il mon système d’un bout à l’autre ? se disait-elle à elle-même. Non, il n’y a pas de vraisemblance à cela. L’aurait-il trouvé trop mauvais pour daigner le combattre ? Cela pourrait être. Mes idées ne sont pas les plus justes qu’on ait eues jusqu’à présent ; d’accord : mais ce ne sont pas non plus les plus fausses ; et je pense qu’on a quelquefois imaginé plus mal. »

Pour sortir de ce doute, la favorite se détermina à questionner Mangogul.

« Eh bien ! prince, lui dit-elle, que pensez-vous de mon système.

— Il est admirable, lui répondit le sultan ; je n’y trouve qu’un seul défaut.

— Et quel est ce défaut ? lui demanda la favorite.

— C’est, dit Mangogul, qu’il est faux de toute fausseté. Il faudrait, en suivant vos idées, que nous eussions tous des âmes ; or, voyez donc, délices de mon cœur, qu’il n’y a pas le sens commun dans cette supposition. « J’ai une âme : voilà un animal qui se conduit la plupart du temps comme s’il n’en avait point ; et peut-être encore n’en a-t-il point, lors même qu’il agit comme s’il en avait une. Mais il a un nez fait comme le mien ; je sens que j’ai une âme et que je pense : donc cet animal a une âme, et pense aussi de son côté. » Il y a mille ans qu’on fait ce raisonnement, et il y en a tout autant qu’il est impertinent.

— J’avoue, dit la favorite, qu’il n’est pas toujours évident que les autres pensent.

— Et ajoutez, reprit Mangogul, qu’en cent occasions il est évident qu’ils ne pensent pas.

— Mais ce serait, ce me semble, aller bien vite, reprit Mirzoza, que d’en conclure qu’ils n’ont jamais pensé, ni ne penseront jamais. On n’est point toujours une bête pour l’avoir été quelquefois ; et Votre Hautesse… »

Mirzoza craignant d’offenser le sultan, s’arrêta là tout court.

« Achevez, madame, lui dit Mangogul, je vous entends ; et Ma Hautesse n’a-t-elle jamais fait la bête, voulez-vous dire, n’est-ce pas ? Je vous répondrai que je l’ai fait quelquefois, et que je pardonnais même alors aux autres de me prendre pour